#anthologie #20 | balia

Ton chapeau d’homme qui te donne cet air insolite, femme extravagante à la lisière de genres, comparse de théâtre dans cette famille bourgeoise, assise sur un fauteuil en bois, un grand tableau en biais à l’horizon, tu es dans un salon bourgeois, tes pieds posés sur un tapis persan, tes jambes recouvertes par des bas de contention, l’index de ta main droite posé sur ta joue et l’autre index sur ton ventre qui indique ailleurs, dans ces jeux de lignes ta trajectoire est ailleurs, à la lisière des classes, questi indici che hanno tenuto tanti ditali, dés à coudre, ces index qui ont suivi tant de lignes sous l’aiguille de la machine à coudre, et oui les index ont été ton outil de travail pendant toutes les dernières années quand avec tes mains tu ne pouvais plus soulever les enfants, ta petite montre qui surgit sous ton pull clair, ton regard suspendu à celui du photographe et maintenant à moi, dans une complicité et un défi sans mots pour le dire, tes lèvres à peine entre-ouvertes, on voit encore ton geste de tenir le fil sur tes lèvres, tes cheveux grisonnants, les double pull en laine et les rides de ton cou à peine visibles sous ton col roulé révèlent ton âge, oui ton âge est désormais accentué, tu portes sur tes jambes troncs cet âge avancé.

Tes mains et tes bras qui portent ces deux enfants comme des trophées on ne les voit pas, mais on perçoit cette force, la tienne. Là tu es une jeune femme. Consacrée. On voit la main de Mara posée sur tes seins, son regard souriant et sa trajectoire vers un ailleurs, et les mains d’Isa qui se tiennent l’une l’autre sous son visage sérieux, corrucciata, tu es souriante Tattà, tes yeux serrés à cause de la lumière forte, tu es avec ces filles, tu es ces filles, tu es à ces filles.

De toi, Tattà, j’ai retrouvé ton nom et patronyme 54 ans après Maria Parisi.

Tu es le nœud des rapports de domination, là où les gens meurent. Là, peut-être, dans ces maisons de retraites d’où il n’y plus de photos. Tu es l’esprit vivant de cette famille, celle qui plonge et sort les autres de la dépression, celle qui tient les enfants, tu es la mémoire au-delà des tabou, tu et le côté obscur de la bourgeoisie, la personne qui a vécu à partir de ses 12 ans avec une autre famille, depuis ton enfance, tout ta vie avec la famille des nonni, sans y être membre jusqu’au bout, sans pouvoir mourir là, et ta vie se termine au début des années 1980 dans une maison de retraite dans la banlieue Nord de la ville, dans une grande mélancolie. De toi, j’ai quelques souvenirs à la machine à coudre, moments de joie et quelques photos.

A propos de Anna Proto Pisani

Passionnée par la création et l’écriture, j'ai publié des textes et des articles sur différentes revues et les ouvrages collectifs sur la littérature postcoloniale Les littératures de la Corne de l’Afrique, Karthala, 2016 et Paroles d’écrivains, L’Harmattan, 2014. J'ai créé et fait partie du collectif des traductrices de Princesa, le livre de Fernanda Farìas de Albuquerque et Maurizio Iannelli (Héliotropismes, 2021). Je vis tous les jours sur la frontière entre la langue italienne et la langue française, un espace qui est devenu aussi ma langue d’écriture.