#20 | Ah pourquoi Pepita
Je n’ai qu’une photo de toi.
Tu as 27 ans, dans la fleur de l’âge comme on dit, mais la fleur est une digitale violette et vénéneuse ou un colchique de Guillaume Apollinaire.
Tu es morte mais tu l’ignores, en ce moment précis de la photographie car, en effet cette photo qui te capture en cet instant, te capture pour toujours.
Tu es de profil et tu te montres concentrée, en train de peindre des mots ou d’écrire au pinceau, tu en cherches encore la différence aujourd’hui, cette comptine vermillon sur la grande toile carrée.
Tu viens de perdre ton père et ta mère et tu es absorbée par ces mots peints qui te rattachent à l’enfance et précisément à ce jour où tu comprends la force des mots chuchotés, des mots chantés, des mots dits en riant, des mots qui font traces en toi, des mots-sens et des non-sens.
Tu réponds à une triple injonction : écrire, peindre et se cacher ou regarder en se cachant. Mais tu réponds aussi, par un jeu de miroir, à cette pulsion scopique que tu actives ici doublement : tu écris au pinceau et tu es prise en photo en train de peindre ce texte.
Tu as sur cette photographie un air étrange, le regard fixe comme hypnotisé par les mots que tu apposes au crayon sur la toile où ton ombre te devance, et, ta mâchoire est serrée car tu connais l’endurance qu’exige la vie.
A ton poignet droit, une montre, toi qui n’en portes jamais et encore moins aujourd’hui, à l’approche de tes 50 ans.
Tu as le visage fin et déterminé car tu es habitée par la rigueur que t’impose l’existence.
Aujourd’hui, tu ne peux regarder cette photographie sans un certain effroi : tu es maintenant tellement la même et si différente, c’est un grand mystère en vérité.
Dans cette photo, tu es dans ce point de bascule quasi-invisible que tu aperçois, entre la vie vivante et la vie morne pour ne pas dire morte.
Habillée de noir, tu es en deuil.
Cette photo sur ta bibliothèque comme celle d’une autre qui te dirait : « Ah pourquoi Pepita, sans répit m’épies-tu, dans les coins Pepita, pourquoi te tapies-tu, tu m’épies Pepita, c’est piteux de m’épier, de m’épier Pepita, pourrais-tu te passer »