#19 | tout sera oublié
toutes les images disparaitront
que reste-t-il de la mémoire…
cette petite fille démembrant une poupée comme on désosse un poulet, le visage en extase
cette jeune fille, une colombe sur la tête, l’air gauche et un sourire niais
les années 80 et l’arrivée du sida, fin de la parenthèse enchantée
les chaussures méduses achetées à Florence
les mêmes chaussures aux pieds, 40 ans plus tard
ces frères siamois, reliés par une longue barbe dans le film les 5000 doigts du docteur T
voir tous les Marx brothers avec les parents, hilares
aller au cinéma tous les week-ends en entrant par la porte de sortie, se gaver de films pour oublier les parents occupés à leurs affaires
les places de Paris, aujourd’hui vierges comme des pages blanches
ces mêmes places autrefois occupées par le père et ses acolytes, complètement saouls
cette petite fille, encore elle, oubliée sur la place Furstenberg, un soir, puis retrouvée en train de dessiner nonchalamment dans le commissariat de police
le roi et l’oiseau, vu et revu, et pourtant la mémoire fait toujours défaut malgré la certitude d’avoir adoré
elles sèment le père ivre dans les rues de Paris
lui est fou de désespoir et elles le regardent depuis une cachette avec un mélange de tristesse et de joie
le rire aussi, qui rend complices la mère et la fille
plus tard la fille fera parfois, voire souvent, des détours dans certains endroits de Paris pour ne pas croiser le père
Absolute beginners avec David Bowie en photographe
la mémoire par procuration
la fille n’a alors pas ses propres souvenirs, elle se rattrapera plus tard, longtemps après que ces images persistantes qui ne sont pas siennes et qui sont entrées comme par effraction dans son imaginaire soient un jour déposées dans le cabinet du psychanalyste
comme cette image de Jimi Hendrix sortant d’une poubelle à l’aube ou encore celle de Jim Morrisson buvant des bières avec le père sur le boulevard Saint-Germain une semaine avant sa mort tragique qui fera la une des journaux, la fille n’est même pas encore née
la mère devant une vitrine de galerie, la fille montre le beau dessin du doigt, la mère regarde l’œuvre de Picasso et lui dit de faire aussi bien, voire mieux
la fille essaiera d’être peintre, trente ans durant
los olvidados de Luis Buñuel, dinero para comer
penser à Luis Buñuel et à sa longue interruption dans la réalisation de films, juste avant sa période mexicaine
elle s’aperçoit qu’elle n’a pas vraiment ses propres souvenirs, ses propres images à elle, ou si peu
les shorts à carreaux fluorescents lors du spectacle de fin d’année
la musique de Carte de séjour reprenant Douce France de Charles Trénet
les films du week-end, encore et toujours, par la porte de sortie
retrouver ensuite le père saoul sur une place de Paris, n’avoir que ses yeux pour pleurer
en pleine rue, faire confiance à des inconnus et mettre un serpent autour de son cou en ne sachant pas si celui-ci est venimeux ou pas, en rire, la fierté pour ornement
courir après le repas sous la pluie battante pour échapper aux éducateurs impuissants et criant à la fille de revenir, nom d’un chien
passer l’hiver pieds nus dans ses chaussures méduses
se faire offrir des mi-bas par la professeur de Français du collège
avoir honte et être fière tout à la fois
tout sera oublié, oui
tout l’est déjà, en grande partie