#anthologie #19 | poussière

disparu le Leica de Michel enveloppé dans le torchon Vichy enfoui sous les médicaments dans le sac qui se porte à l’épaule ; la cabine téléphonique de la place du village et l’averse de pièces quand tu appelles New York ; les appels en PCV ; les télégrammes de première ; l’album des jours de pluie dans la maison de Ré et la question : c’est qui là? c’est qui là ? celle de Quincy Floride assise sur les marches devant la maison de bois, la vraie fausse Sioux de la légende, disparue la couverture qui l’enveloppe; disparu le grand-père jamais connu un grand blond qui étend ses bras en croix sur la photographie, disparues ses photos de reportage coloniales ou colonialistes (sinon cinq ou six qui en disent trop) ; disparue l’image colorisée au pinceau soie de porc à l’origine de la légende de leur amour; et celle de ta grand-mère de vingt-deux ans sur le point d’embarquer, ou nue dans la cabine du bateau ; sa voix qui disait : je le trouvais plus beau nu qu’habillé; ses lettres d’Amérique et tous les dessins de sa main pour raconter en image les trois années de ce fils qui lui était né en Amérique ; sa naïveté et pourtant cette détermination à fuir avec l’enfant ; disparus ses modèles au crochet pour gager sa vie, ses côtelettes Champvallon, sa crème renversée; disparaitront ses toiles de fleurs encore adossées au mur du salon, fond de théâtre pour les vraies qui pourrissent dans leurs vases; disparaitront les photographies récurrentes de ces natures mortes; disparaitront les bandes témoin du voyage en Pologne dans le camp musée ; et la photographie qui dépassait de la poche intérieure de sa mallette pleine de crayons, cette photographie dite Du retour (une photographie de 1945 prise en Belgique je crois, elle est dans la mallette du père, elle dépasse; le noir et blanc a perdu ses gris, les bords s’effrite : que des hommes en veste rayée, certains ont des écharpes. Sans doute ils sont  d’âges différents ; sans doute ils ne se ressemblent : pas je ne vois que le trous des orbites et des maxillaire , noirs ) poussières le cercueil qu’on redresse pour qu’il passe entre les deux portes et on ne sait pas bien où est la tête dans la boite qui penche et on entend l’élégie de Fauré et leurs doigts fauchent les notes; poussières la robe de noce dans la valise qui revient d’Odessa; et les partitions qu’elle jouait, et les livres qu’elle n’avait pas lus, disparue sa main de dix ans serrée dans celle du grand poète, sa main qu’elle ne laverait plus jusqu’à sa mort jurerait-elle; disparue sa longue vie et sa fin ou sourde et presqu’aveugle elle se murmurait Chopin poussières leurs mains qui se dressent poussières les images dans leurs mains; poussières leurs noms restes d’os dans la terre; disparu le film d’archive, cramée la pellicule; disparu le polaroid et la main qui remue l’image fantôme pour faire naitre l’image ; la matière à gratter de l’image plastique et le dessin dans l’image à la pointe sèche d’un Bic; disparus les premiers jours de sa vie et sourires, disparue l’odeur de son sommeil à la commissure du cou, les premiers pas au square quand tu n’es pas là; le Michka perdu retrouvé perdu; les histoires inventées aux portes du sommeil ; la tambouille de terre et de sable qui cuit au soleil ; le cercueil qui passe au loin ; le percheron du garde champêtre disparue la quincaillerie et son téléphone mural où l’on pouvait se faire appeler; disparue la quincaillère en blouse Nylon bleu, et Odette la commise qui disait Ben ! Ben dis donc ! avant de dire; et la mère de Dumbo derrière les barreaux ; la créature de Frankenstein et l’enfant au bord de l’étang ; disparue la bête sans la belle et l’Aurore de Murnau et l’aube de Rimbaud ; le vaporetto de Mahler qui se superpose à la toile bleue de  Nicolas Staël ; la mariées englouties de l’Atalante, la rivière  de La nuit du chasseur et l’ombre de l’homme à cheval ;  le sourire intérieur du Mécano de la générale, ses mains dans un film de Beckett projetés sur le mur d’ans d’un musée de Barcelone, voir ensuite des flamands roses dans un parc et la glace coule sur les joues de l’enfant disparue la fusée de Méliès dans l’œil de l’astre; disparu « un petit pas pour l’homme et un bond de géant pour l’humanité » dans l’image pleine de bruit; disparue la pleine lune par la fenêtre, son visage de nuage dans la tête de l’enfant qui regarde et la boîte ronde de La Vache qui rit, disparues ses images et le chandail de laine bleue tricoté main qui gratte disparu le David Copperfield relié à la lueur de la lampe champignon pincée sur le montant du lit cramées les ailes du papillon qui heurtait l’abat jour de métal disparus ses doigts mimant la circoncision du petit Rothschild, et l’histoire des deux cravates; disparus leurs silences; leurs évitements; leurs rires sous capes; leurs voix – et ce matin la sienne sort du poste dans une rediffusion de théâtre de 1960 ; disparu le trou de la souffleuse avec la souffleuse et le trou rond du ticket de métro avec la poinçonneuse; le panier de friandise à l’entracte et le cendrier dans le bras du fauteuil; disparus les suppositoires à la nitroglycérine que tu demandes sur injonction de ton père au pharmacien et tu rougis tellement quand il rit ; disparu Le salaire de la peur que tu n’as jamais vu et le jour ou De Gaulle meurt : bal tragique à Colombey, 1 mort; et le concert de Rock que vous deviez donner ce soir là ; disparue la rue en liesse de mai 81 sous la pluie et le rêve d’union (mais La Veuve se tairait ) pas encore tout à fait disparu le souffle d’avant hier

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

6 commentaires à propos de “#anthologie #19 | poussière”

  1. …. des chocs des glissades des rebonds de mots qui font se tortiller, se courber, s’arrêter de respirer, reprendre un peu d’air.. pour continuer, aller jusqu’au bout qui n’est qu’un début. merci infiniment pour ce texte intime et partageable mille fois. Merci!

  2. Des images mémorisées qui forment bloc dans l’écriture comme un récit qui voudrait s’écrire d’un souffle… c’est époustouflant de sincérité. Clin d’œil à Charlie Hebdo… merci Nathalie

Laisser un commentaire