#anthologie #19 | Levée d’images

Elle s’avance sur le porche, c’est déjà une image de film, elle ne sait pas laquelle mais elle sait que la scène configure de l’attente, du regard au loin, peut-être une main sur la balustrade. Toutes les images reviendront. Pour cela, faire ce geste, trouver cette formule, elle serait magique pourquoi pas : levée des images, comme on lève un corps, y mettre plusieurs mains, plusieurs mémoires, toutes les larmes. Un, deux, trois – soleil. Elle se retourne, l’Histoire la pousse dans le dos, sur le porche maintenant elle est cet ange effaré, elle regarde

les noms des tempêtes comme on donnerait un visage familier au ravage, Hortense, Anatol, Lothar, Emma, Xynthia – on n’appellent pas les arbres arrachés, ils se couchent sans papiers sans adresse

un lac des lacs, tous, immédiatement qui s’agencent en tableaux, la nature a plié devant les peintres, elle est entrée au Musée ; lorsqu’elle glisse d’une salle à l’autre, il y a vingt ans, il y a 12 ans, il y a 4 ans, trois mois, quelques secondes à peine, elle ne voit plus rien, le pittoresque a recouvert le sensible, il s’accroche à l’Hermitage, chez Beyeler, au Kunstmuseum, aux Beaux arts, mémoire béton armé

Nabokov chassant des papillons sur les hauts vallonnés de Montreux, pour les épingler, grand coup de filet pour s’arroger les ailes, le vol, les couleurs ; ne pas s’y prendre comme ça. Sur le porche, elle fait un effort. Se défaire des cadres, des textes, des mots, chercher l’entrée du terrier, renifler l’humus pour sentir, sentir qu’elle ne voit rien, lâcher tout, attraper la perte par son bout d’anguille et plonger. Un, deux, trois – soleil.

la couleur des panneaux sur l’autoroute qui s’inversait selon que la voiture passait de l’un ou de l’autre côté de la frontière soleil derrière le panneau tout de suite les sandwichs triangle soleil le sandwich terminé les chewing gum malabar et le garçon blond qui tend le pouce soleil malabar fait surgir carambar et les dents soudées soudain par le caramel, le cacao, les blagues idiotes qu’on ne peut pas s’empêcher de lire soleil on ne peut pas s’empêcher non plus de : compter les secondes sous la douche comme si la souillure était un sablier, voler tous les savons les ouates les bouteilles d’eau dans les chambres d’hôtel comme on a vu faire la grand-mère, vérifier qu’on a les pieds bien secs au moment de se sécher les cheveux, pas question de terminer comme Claude François soleil l’admiration immense pour le personnage de Claudine dans Le Club de cinq, on voudrait être comme elle, on s’imagine un nom en -ine pour pouvoir le masculiniser soleil la bibliothèque verte la bibliothèque rose les harlequins rouge passion rouge carmin rouge vermillon série blanche série azur série tentations, on rangeait ses émois par couleurs dans la honte soleil le mot honte est une image en soi, une image hameçon, elle traverse le gosier et fait remonter tous les souvenirs d’ivresse, comme ces matins où l’on se réveillait certaine d’avoir perdu la face à jamais, dans telle parole dans tel geste dans tel élan qui ne pourrait jamais être repris soleil plus tard bien plus tard, cette même sensation chaque fois qu’on ouvrira un journal et qu’on essayera d’en dire quelque chose soleil la chanson de Zazie ‘J’étais là’ et les images de manifs où l’on n’était pas soleil cette phrase qui pour toujours l’a inscrite du mauvais côté de l’Histoire, soudain elle sait ce que ça veut dire : la Suisse crève de n’avoir toujours fait que la révolution des autres soleil les drapeaux, les pancartes les affiches les graffitis, tous ces mots qui esquissent le réel entre caricature et portrait, elle peut les convoquer, les faire surgir, elle ne peut pas les toucher, au point d’être repasser du ‘on’ au ‘elle’ soleil le rapport Bergier soleil le vote de 1992 et le non qui devient une scène à part entière soleil les mots de Ramuz dans les images de Claude Goretta soleil Bruno Ganz qui s’ennuie ‘Dans la ville blanche’ et c’est son année de naissance soleil, alors lorsqu’elle regarde ‘La Salamandre’, elle se dit que Tanner peut ouvrir le Jura vers Lisbonne, la vallée vers le Tage soleil voilà dans la lumière elle les voit elle les entend : les ouvriers portugais qui envahissent la salle communale et chantent ‘bella ciao’ pour dire adieu au grand-père qui vient de mourir soleil

les images ont bougé, elles ont gagné (comme on le dirait de la mer sur la terre ferme) ; sur le porche elle a remis sa main devant les yeux.

A propos de Sophie Jaussi

Oscillation perpétuelle avec l'écriture en aménagement (à défaut de point fixe). Fil funambule entre la recherche et la création, l'université et son dehors (ses marges, ses contrepoints), l'interne et ce qui peut en être transmis. J'habite beaucoup les trains entre la Suisse et la France. Depuis 2021, j'anime un atelier de création littéraire au sein du Master de Français de l'Université de Fribourg.

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