#anthologie #19 | Images de Basse Seine

Yvetot, un nom connu depuis toujours, lettres bleu nuit sur un fond blanc crème qui s’écaille, panneaux routiers en ciment sur le bord de la route, et le numéro de la route en blanc sur un fond rouge dans le petit rectangle dépassant du panneau. D’Yvetot je n’ai aucune image – sauf, plus tard, celles d’Annie Ernaux.

À Fécamp, mes premières photos, images toutes rognées dans le coin inférieur gauche par un triangle rouge, plus ou moins largement. Premier développement. Compris qu’il fallait mieux rabattre l’étui. Il était amovible mais si on l’enlevait, avec ses boutons pression, on risquait de le perdre.

Les robes de ma grand-mère, indescriptibles.

Belmondo et Bourvil passant le pont de Tancarville dans Le Cerveau, et les dollars s’échappant du socle de la statue de la Liberté suspendue en l’air entre un quai du Havre au pont d’un paquebot.

La photo est contrastée. Un homme svelte, cheveux plaqués, une moustache à la Clark Gable, ses lunettes de protection remontées sur le front, élégant oui élégant dans sa combinaison. Il n’était pas chauffeur, attention, mécanicien. La combinaison restera grise jusqu’à ce qu’elle disparaisse avec la photo. Sa couleur est déjà tombée en poussière. Je n’ai pas de temps en commun avec l’homme sur la photo car au moment de la photo son avenir de grand-père n’existe pas. La femme à côté de lui ne nous est rien. Elle porte un manteau clair qui devait être blanc. J’ai entendu mon grand-père citer des noms d’actrices et de célébrités, des noms qui ne me sont rien. Il assurait le dernier maillon de la liaison, depuis Le Havre, entre New York et Paris. Le chauffeur enfournait à la pelle le charbon dans le moteur. Lui, mécanicien, conduisait la locomotive. La photo est prise en gare devant un train à l’arrêt. Le panache de vapeur n’y apparaît pas. Il s’élèvera pourtant toujours au-dessus de la silhouette verticale. A l’âge d’être grand-père, il avait gardé une grande amitié pour son ancien chauffeur, à cause d’une histoire de guerre et d’accueil, de portes partout fermées, d’une seule porte ouverte.

Pas de photo. Une femme en homme pour traverser la France occupée. En homme pour éviter vous savez quoi, ces choses on n’en parle pas. Une femme repoussant son dégoût quand les hommes dans le même camion (le même compartiment ?) font passer en toute amitié la gourde de vin, leur salive sur le goulot. Elle est des leurs en pantalon. Elle boit. Il y aurait pire. Quand nous nous déguisions, ma grand-mère traçait avec un bouchon noirci une fine moustache au-dessus de nos lèvres. Nous connaissions l’histoire par bribes, entre Normandie et Corrèze.

A propos de Laure Humbel

Site internet : Sur mes tablettes, laurehumbel.fr. Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine s'intitule «BigBang», la parution est imminente.

Laisser un commentaire