#anthologie # 19 | ce sera tout ce qu’il en reste

À droite de la route, une chèvre renversée git, toutes pattes écartées, le ventre comme une outre gonflée à bloc. L’œil de la mémoire, rien de numérique, encore moins d’imprimé, et le souvenir de l’horreur de l’image 

cette photo carrée aux bords blancs de mon père tenant ma petite sœur dans ses bras, près du Rhône. Les couleurs sont passées, pâles, l’enfant de deux ans a les cheveux en bataille, une frange inégale, le regard tourné on ne sait vers quoi, ses petites jambes frêles sortent de sa jupe. Je n’ai pas retrouvé cette image 

il y a cet homme allongé sur la route, que je ne vois qu’au moment de monter en voiture, je l’interpelle, lui demande s’il a besoin d’aide, il bredouille quelque chose dans une langue inconnue, le souvenir de son désespoir. Représenter le désespoir, ce pourrait être cette photo-là

je l’ai déchirée… le visage de D. dans son linge blanc juste après l’accident et je réalise que c’était son lit de mort

le visage d’Antonietta/Sophia Loren dans Une journée particulière, une capture d’écran sur son regard, fausse image, jetée après avoir longuement observé ses yeux gris (tout le film était couleur sépia), douloureux, quémandeurs d’amour

posant sur le capot d’une voiture au Québec, dans une combinaison-pantalon à fleurs verte et jaune, le temps de la taille fine et de l’agilité, une jambe repliée, l’autre tendue, le dos droit ; la même tenue trouée par la chute à moto en Crète sur une petite route, mais là aucune photo, le souvenir des éraflures

la dame de 92 ans évoluant gracieusement avec un jeune professeur de danse dont elle est tombée amoureuse, film vu et revu pour la tendresse, l’empathie, la beauté de ce corps devenu léger

Richard III joué par Denis Lavant, et je retiens le personnage plus que le comédien, sa gueule, sa voix tonitruante

les murs défraîchis des Bouffes du Nord au temps de Peter Brook, l’atmosphère sereine dans cet espace dédié au théâtre, les spectateurs se souriant les uns aux autres, les chuchotements en attendant l’ouverture de la pièce, Hamlet, je crois, mais le souvenir encore prégnant de ces murs dont la peinture ou le papier tombait en lambeaux

mon père en noir et blanc dans de petites photos ramassées dans un album fait main par l’une de ses petites-filles, séparées par un papier cristal, celle en particulier où il fait le pitre avec un chauffe-pieds en peau de mouton sur la tête

les rhinocéros de Stef déclinés dans tous les formats, tous les traitements, toutes les couleurs, trimballés d’un déménagement à l’autre, conservés dans un carton à dessin, offerts, jetés à sa demande

la paire de chaussures oubliée sur le parquet de la galerie à Rodez, en daim probablement, de couleur caramel ; posées là à 45 °, un angle qui laissait penser qu’elles avaient été ôtées en catastrophe, sans doute on reviendrait bientôt les enfiler, je me souviens m’être dit que c’était la plus belle image parmi tout ce que j’avais vu dans cette expo, en marge du musée Soulages et je les avais immortalisées (croyais-je car je ne sais où est cette photo…)

expo Brassaï-Picasso à Paris, années 2000, des photos de photos, une hérésie mais je voulais mémoriser non seulement les photographies des sculptures de Picasso par Brassaï mais plus encore les plaques de verre photographiques grattées par ce dernier. Mes photos dorment probablement dans un CD, il me reste l’émotion devant les tirages originaux représentant des bronzes, des plâtres, les papiers déchirés de Picasso et j’ai tout oublié de ces plaques…

une affiche d’Amnesty, dans les tons bleu et noir, un homme assis en bas dans l’angle gauche me semble-t-il, entouré de barreaux noirs 

à Agde, les canisses pour se protéger du vent, sur la photo de famille où l’une est allongée sur une serviette, relevant la tête vers le photographe, les autres clignent des yeux dans le soleil, un oncle reste de marbre sur une chaise pliante, ma mère, indifférente, je crois, poursuit sa lecture, à l’ombre de la tente (on disait la guitoune)

des vacances avec l’école « à la neige », le petit groupe de gamins dont j’étais, souriants, les bonnets à pompon, la photo est en noir et blanc, perdue elle aussi.

A propos de Marlen Sauvage

Journaliste longtemps. Puis dans l'édition. Puis animatrice d'ateliers après une formation Elisabeth Bing et DUAAE à Montpellier. J'anime encore quelques stages d'écriture, ai contribué aléatoirement au site des Cosaques des frontières, publié quelques livres – fictions et biofictions – participé à plusieurs ouvrages collectifs. Mon blog les ateliers du déluge.

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