#anthologie #18 | où j’aime et je déteste les photos

LE MYSTERE DES FACADES D’IMMEUBLES

Quand j’avais vingt ans, j’ai passé une semaine à Prague et j’ai nourri une forte fascination pour un fronton d’immeuble aux contours baroques dont la silhouette se détachait derrière deux ou trois autres. J’imaginais l’architecte, les habitants, les histoires derrière cette surface plane. Cette image me semblait contenir tout ce qui constituait Prague pour moi, avec ses couleurs qui dans mon souvenir étaient ocres ou saumon, sa patine et son crépi vieilli par les années. J’ai pris une série de photographies avec l’appareil Minolta acheté en copropriété avec mon frère jumeau, me promettant de récupérer les tirages plus tard. Puis j’ai oublié. Des années après, j’ai remarqué chez mes parents une photographie en noir et blanc, de grande taille, peut-être 40 X 60 cm, affichée au mur. C’était mon cadrage, mais mon frère ne m’avait pas dit que la pellicule était du noir et blanc. Pincement de cœur en constatant que mes parents étaient persuadés que c’était son œuvre.

LE SOUVENIR DE LA PHOTO DE MON PREMIER SOUVENIR

Je crois que mon premier souvenir est que mon père m’avait prise dans ses bras et m’agaçait en me demandant de prendre la pose pour une photographie. Des années plus tard, ma mère m’a donné un tirage noir et blanc avec un liseré blanc aux contours irréguliers et j’ai eu la certitude qu’il s’agissait de l’image de ce premier souvenir. La petite fille aux cheveux blonds bouclés sur la photo a les yeux pleins de larmes et l’air très en colère, son père a l’air fier et semble ne rien avoir remarqué. Je l’ai gardée dans mon portefeuille et la considérais avec mélancolie, mes rapports avec mon père étant faits de grandes discussions où nous sommes rarement d’accord. Encore des années plus tard, je me suis fait voler ce portefeuille. Je n’ai plus qu’un souvenir de cette image que j’ai eue à une époque et qui était l’image de mon premier souvenir.

LE POLAROID MIS DANS LA POCHE ET OUBLIE / L’INJONCTION A FAIRE BONNE FIGURE

« Action de cohésion » au travail pour la fin d’année. Ma patronne et son adjointe nous appellent, mes deux homologues et moi-même, pour prendre la pause. On me donne le Polaroid sorti pour marquer l’occasion et je le mets dans ma poche. Quelques jours plus tard, je retrouve cette photo oubliée, le tirage n’avait pas pu se développer complètement et restait blanc et fantomatique, tout comme mes rapports avec mes deux collègues qui ont quitté le service peu après et que je ne revois plus. Je crois que j’ai fini par jeter la photo, car elle m’apparaissait emblématique de cette injonction du management moderne à faire bonne figure pour l’apparence.

L’EVITEMENT DE LA PHOTOGRAPHIE

Une partie importante de mon rapport actuel à la photographie est que je fuis, je m’arrange pour ne pas être prise en photo. Je déteste me voir en photo (c’est encore pire en film), je ne me reconnais pas dans ces images. Refuser les photos me permet de refuser de prendre conscience que je vieillis et que je grossis, c’est un moyen de rester dans une perception vivable de la réalité. Sentiment de décalage avec la prolifération des selfies et du « ma gueule partout », comme dirait le Canard enchaîné.

LES PHOTOGRAPHIES A LA MATERNITE

Mon accouchement a duré 2 jours et demi et été une procédure très médicalisée. J’en garde le souvenir d’être restée des heures, échouée sur le dos comme une baleine sur une plage. Le lendemain, alors que j’avais encore du mal à marcher et que tout, l’allaitement, le change du bébé, les visites, tout était une épreuve, un photographe débarque dans ma chambre. Il s’est avéré que c’était l’habitude de la clinique, il venait immortaliser le moment. Je me suis mise à pleurer, cela faisait remonter le calvaire de cette grossesse dite pathologique. Mes beaux-parents étaient là, j’étais dépassée et sidérée, je n’ai pas pensé que je pouvais refuser la séance photo. Le photographe a fait comme si de rien n’était, a pris des photos de ma fille qui s’était mise à pleurer elle aussi, et de moi toute rouge et en larmes. Mon mari, qui n’était pas là au moment du passage du photographe, a insisté pour acheter les photos et il y en a une qui trône encore dans le salon, comme un rappel gênant d’un moment que je préfèrerais oublier. La plupart du temps, je ne pense pas à cette photo, elle fait partie du décor. Comme un symbole discret d’un décalage irrattrapable entre lui et moi.

LES ALBUMS PHOTO FAMILIAUX

Quand ma fille était petite, je prenais photo sur photo. Au bout de quelques mois, j’ai trouvé un site qui permettait de faire un album que l’on composait soi-même, où l’on pouvait insérer des textes et décider de la mise en page. J’ai fait un premier album en plusieurs exemplaires, un pour chaque couple de grands-parents, un pour nous. J’en ai refait un autre environ un an plus tard, en me promettant de recommencer chaque année. Puis j’ai quitté mon mari et obtenu la garde de notre fille, je suis partie dans une autre ville. Cette année-là, j’ai fait encore plein de photos, tout était nouveau, la vie de mère célibataire était un défi et une aventure. Puis je suis retournée vivre avec mon mari, dans la maison et la ville que j’avais quittées. J’ai fait un album avec les photos de l’année où j’avais vécu seule avec ma fille et quelques photos de la famille reconstituée. Je ne prends presque plus de photos, à présent.

LES RESSEMBLANCES FAMILIALES

A l’époque où je m’occupais des photos familiales, je suis devenue jalouse de mes frères, qui offraient chaque année à mes parents des cadres avec leur petite famille. Je leur ai offert un montage photo des plus belles images de ma fille à trois ans. Sur ce montage qui trône maintenant chez eux et chez mes beaux-parents, ma fille et moi faisons la même mimique, le menton en avant. Cette ressemblance est d’autant plus frappante que ma fille s’est éloignée de moi et semble me voir principalement comme celle qui lui rappelle qu’il faut faire ses devoirs et ranger sa chambre.

LES APPAREILS A FAIRE DEFILER LE TEMPS

Mon mari a offert à sa grand-mère un cadre photo numérique, avec des photos de nous et de notre fille. Ironie de cet engin dont la fonction est de se substituer à la présence réelle, de faire office de, de servir à combler / masquer l’absence et la négligence / la distance. Ironie aussi de penser que ces dispositifs peuvent être offerts à des gens atteints d’Alzheimer qui verront défiler les portraits de famille comme autant d’images de parfaits étrangers.

A propos de Anne P

Diariste depuis l'adolescence, je cherche à apprendre d'autres écritures au contact d'une communauté qui partage mes intérêts. Voir ce que ça va donner. J'ai l'impression d'avoir trouvé le bon endroit chez Tiers Livre !