Ça se passait au milieu de la rue Bouterie, à l’American Bar. Ne cherchez pas la rue Bouterie sur un plan de Marseille, elle a été rasée avec le quartier du Panier en février 1943. Elle était l’artère centrale de la Fosse qu’on appelait aussi le Quartier réservé. Une rue longue à n’en plus finir garnie de taudis, de bars louches, de bouis-bouis, de caveaux et de « chambres d’amour » à sept francs la journée. L’American Bar se trouvait au 19, entre l’Emma Bar et le Bar des Amis. Sur chaque seuil, des filles en chemises roses fumaient des Camel de contrebande et des travestis vantaient leurs spécialités. Il était assis à une petite table avec McKay. C’est comme ça qu’il me l’a raconté.
McKay l’appelait la Bloody Lane. Cette rue où on nomme les putes « les filles au litron » parce qu’elles font la passe au même tarif : trois francs. Le prix d’un litre de vin. Il était remonté jusqu’en 1928 pour retrouver Mc Kay. Il voulait qu’il lui parle du temps. Celui qui passe et qui s’arrête. La silhouette des nervis aux cheveux plaqués au Bakerfix clignotait sous les enseignes. Les pavillons des phonographes déversaient des tangos de Carlos Gardel et les pianolas soufflaient des mesures de jazz. McKay n’avait pas encore pris la mesure de son interlocuteur quand Benjamin est arrivé en boitillant, chapeau noir sur la tête et canne à la main.
Il croyait qu’ils s’étaient déjà rencontrés, mais ce n’était pas le cas. Claude McKay et Walter Benjamin avaient pourtant plein de raisons de se connaître. Entre l’intellectuel marxiste et celui qui avait participé quelques années plus tôt au quatrième congrès de l’internationale communiste, Moscou avait été une mesure de leur temps qu’ils avaient tous les deux voulu conjuguer au futur. Malgré son admiration pour Trotsky, McKay était revenu d’URSS avec désenchantement. Quant à Benjamin, il avouait n’avoir pas pu y trouver la sérénité à cause d’une fille dont il s’était épris. Mais pour tous les deux, le présent était bien là, dans les rues de Marseille recouvertes de poussières de sel marin, de chaux et de mica et puant un mélange d’huile, d’urine et d’encre d’imprimerie. McKay, élevé plus tard au rang de chantre de la négritude par Aimé Césaire apportait dans ses mots « marinés dans l’alcool rouge, l’amour africain de la vie, la joie africaine de l’amour et le rêve africain de la mort. » (Étienne Lérot, Légitime défense, 1932). Tout un présent.
Pendant que McKay parlait de jazz, il voyait Benjamin lentement s’écouler sur sa chaise. Face à lui, la vue sur le ventre de Marseille, de cette rue comme une section faite au couteau, le haschich envahissait ses sens. Pour celui qui a pris du haschich, Marseille n’est pas trop grand. Benjamin, le flâneur, venu ausculter la modernité naissante d’une autre ville, après Berlin, Paris, Moscou et d’autres. Venu explorer une autre temporalité. Benjamin leur a parlé d’un tableau de Paul Klee, Angelus Novus, qu’il appréciait particulièrement. Sur la toile, un ange recule vers son avenir. Le passé qu’il contemple est un champ de ruines. Et de rajouter que la tempête qui a créé ce paysage de désolation a pour nom le progrès.
Il a vu Benjamin se lever, prendre sa canne et remettre son chapeau. Avant que, sitôt arrivé sur le trottoir, une putain d’au moins cent-vingt kilos avec un œil de verre ne lui dérobe son couvre-chef et de le lancer vers une autre, encore toute belle, et une autre encore jusqu’à ce qu’il disparaisse. McKay et son rire, Benjamin et ses bras levés au ciel comme pour participer au jeu et lui, à vouloir revenir en arrière. Encore et toujours.
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Je découvre Claude McKay que je m’en vais lire un de ces jours. J’ai plongé dans cet univers avec délectation, j’ai vécu à Marseille dans les années 30 grâce à vous, merci Jean-Luc.
ah mais oui ! on est en écho! Ma narratrice pourrait être la « putain d’au moins cent-vingt kilos avec un œil de verre »