#anthologie #18 l Agrandissement 1967

Photographie I : Juste une image.

Celle d’une jeune fille adossée contre le mur de la maison, tout près du vieux chêne. Elle cherche à se protéger de la pluie, à se faire la plus discrète possible.

Photographie II : Les os

Tu es interpellé par la finesse de ses os, aussi fins que les tiens. C’est la première fois que ça arrive. Tu as six ans. De la lucarne du chai, tu la découvres, plantée là, tandis que l’automne s’installe.

Photographie III : La buée

L’air est inattendu. Froid et dense. On aperçoit de loin sa respiration s’échapper de sa bouche et les contours de son ventre qui se dessinent sous son manteau bleu marine. Elle est pâle. Tu ne sais plus si elle pleure.

Photographie IV : Les piqûres de moustiques

Tu as de la poussière aux pieds. Il observe tes jambes bronzées, couvertes de piqûres de moustiques, griffées par les égratignures. Les boutons rouges s’entassent entre les poils brillants. Tu as passée la nuit dehors, à traîner dans le parc du château, au bord de la rivière déjà.

Photographie V : Une mémoire défaillante

Mais pour l’heure, tu es là, au pied du chêne. Les baskets incrustées de boue, que l’enfant porte aussi. Cela te revient à présent. Ce seul modèle. Tout le monde avait des Converses All Star à l’époque, comme Larry Bird. Quand exactement les as-tu remplacées par des chaussures en cuir ? Dehors des enfants jouent dans la rivière.

Photographie VI : Le miellat

Le chêne. Au printemps, il recouvre tout d’un miellat collant, de la rue aux toits des voitures en passant par les trottoirs. Mais il est désormais presque chauve. L’enfant porte un bonnet violet orné d’un panda brodé, trouvé dans la rue près de l’immeuble de la rue Saint-Exupéry. Et puis, ces couleurs, celles qu’il appelle maison de toilette. Des carreaux de faïence en jaune et bleu, rose et violet, entrecoupés de fils verts qui s’échappent des jointures comme des herbes. Des formes géométriques qui se dessinent, des losanges, des carrés, des triangles. L’enfant a parfois l’impression d’être un poisson dans un aquarium, limité par ton propre monde.

Photographie VII : La gifle

Il veut qu’on s’occupe de lui, qu’on le dispute ou qu’on le frappe, qu’on le console pourvu qu’on le considère. Il jette les chaussures à la figure de la mère. L’autre femme, étrangère à la longue foulée des amours maternelles, assiste à la scène sans mot dire. Elle contemple de son sourire figé l’étendue de ta violence, les mains croisées sur le ventre. L’enfant ne pleure pas. Il encaisse les coups. Son sourire à lui n’est pas figé. C’est un bon sourire d’enfant ravi d’attirer l’attention de sa mère. Ton attention. Un vrai sourire d’enfant qui attend le pardon, le baiser, la gifle ou les mots de son bourreau avec la même impatience.

Photographie VIII : De la terre encore humide

Tu ne comptes plus les fois où tu as pensé de cet endroit. Parfois, avant même d’être tout à fait éveillée, tu te surprends à y retourner en rêve. C’est un désert inhabité peuplé de fantômes à l’écorce sèche. La porte de la maison est entrouverte. Elle laisse filtrer une lumière diffuse qui caresse les feuilles de l’arbre. Témoin muet de ta vie échancrée. Les passants défilent, indifférents à la maison. Même les oiseaux se font rares désormais. Et tu te prends à imaginer ce qui se cache derrière cette façade, à peupler l’espace avec des visages, des voix, des objets. Les familles qui habitent tout autour du quereu, les jouets abandonnés dans le bac à sable, le seau renversé où l’eau de pluie stagne, les enfants pieds nus qui traquent les lombrics dans la terre encore humide. Et puis les cris, les rires, les bruits de la ville qui s’infiltrent, presque imperceptibles, comme pour rappeler qu’ici aussi, la vie s’écoule, indifférente au passage des heures et des saisons. Tu sais que rien de vraiment nouveau ne se produira ici. Rien qui ne puisse ébranler l’ordre immuable des choses. Ta vie de femme qui s’est arrêtée là sans jamais vraiment commencer. C’est ça l’effrayante vérité. Tu regardes en arrière et ce que tu vois ne te renvoies rien de beau. Tu ne te souviens que du moment où tu fus emmurée là par l’autre, pendant qu’il traversait la rue pour ne pas revenir. Te laissant seule avec le premier fils à même le ventre.

A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.

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