Le 9 octobre 2013, à 12h30 précises, je rentrais en voiture à l’Espiguette après quelques courses au Super U d’Aigues-Mortes. Les vacances à la Toussaint à l’Espiguette : un camping désert sous un ciel gris, blues de première classe. Avec la pluie, la route était glissante, et je ralentissais en passant devant l’entrée du Cimetière des Animaux du Grau-du-Roi. Là, sous un parapluie, accroupie sur le sol détrempé, se trouvait Sophie Calle. Je m’arrêtai, baissai la vitre et lui proposai de la ramener à l’Espiguette. Elle me scruta par-dessus ses lunettes fumées avant de s’installer sur le siège passager en refermant soigneusement son parapluie.
« Le cimetière vient de fermer », soupira-t-elle.
« Vous vouliez visiter le cimetière animalier ? », hasardai-je pour engager la conversation.
« Je suis Sophie Calle », dit-elle, comme si son nom était une explication suffisante, et en effet, ça l’était. Je connaissais sa fascination pour les animaux de compagnie (notamment son célèbre chat Souris) et la mort (celle de ses proches et, bien sûr, la sienne).
« Je m’appelle Geneviève », répondis-je en me tournant vers elle, « ravie de vous rencontrer. »
Nous reprîmes la route. Sophie Calle semblait maussade, visiblement frustrée. Autour de nous, la Camargue était noyée de pluie. Pour briser le silence, je lançai sans grande conviction : « Quelle idée, tout de même, de fermer un cimetière à midi ! » Sophie m’expliqua qu’elle menait une enquête sur le chien de son amie Amélie, avec qui elle avait passé de nombreux étés à l’Espiguette. C’était un Cocker Anglais nommé Gringo, le seul chien qu’elle ait jamais aimé. « Peut-être même plus qu’Amélie », avoua-t-elle. Elle en voulait encore à cette dernière de l’avoir entraînée à boire du pastis un soir de juillet, alors qu’elle n’avait que 12 ans. « Moi qui déteste perdre le contrôle de ma vie », ajouta-t-elle, « c’était une expérience traumatisante. »
Il me paraissait peu probable que Gringo, mort probablement dans les années 70, repose au Grau-du-Roi, les cimetières animaliers étant des créations récentes. De plus, les petits chiens sont souvent enterrés dans le jardin. « Gringo pourrait-il être enterré dans le jardin d’Amélie ? » demandai-je en entrant dans Port-Camargue. Sophie se tourna vers moi avec vivacité : « Vous avez raison ! Il faut que je me rende à l’ancienne maison d’Amélie. Pourriez-vous m’y conduire ? » Je roulais jusqu’à la rue des Palourdes, bordée de fausses cabanes de gardian construites dans les années 80. Sophie, excitée, pointait du doigt une maison en disant « c’est là » puis se ravisait « ah non, c’est pas là ! ». Nous tournions en rond dans le lotissement, l’espoir de retrouver la maison d’Amélie s’amenuisait. C’est alors que je remarquai une jeune fille sortant d’un pavillon. Elle avait un casque de cheveux bruns, était petite et mince, vêtue d’un ciré sombre, et ressemblait étrangement à Sophie. Elle tenait en laisse un cocker roux. « Là ! », criai-je, faisant sursauter Sophie. « Quoi là ? » demanda-t-elle. Je lui montrai la jeune fille et le chien. « Bon dieu, mais c’est Gringo ! » s’exclama Sophie, se redressant sur son siège. « Arrêtez-vous, s’il vous plaît ! » Je m’exécutai et la vis courir à la rencontre de la jeune fille. Elles engagèrent bientôt la conversation. Quand Sophie revint vers moi, elle arborait un sourire indéchiffrable. « C’est merveilleux. Le nom du chien n’est pas Gringo, mais Fauve. Mais elle, s’appelle Amélie ».