#anthologie #18 | duel

Ma détestation des photos de famille nait d’une indifférence d’enfant, les dimanche après-midis, malgré l’effort qu’avait l’écran de sentir la poupée neuve. On déplaçait les chaises comme à l’école et les diapositives se suivaient, similaires. Des ciels bleus et des visages de face qui ne ressemblaient pas au vécu et stoppés, comme si c’était possible de mettre la vie du dedans totalement au dehors sans la désosser. Le pire pour moi c’était ma tête, une sorte de Jeanne d’Arc de petite dimension, stérile, sans troupes et sans mission.

Les gens des photos de famille sont trop loin, trop loin de nous et de la réalité de qui ils étaient. J’ai la photo de ma grand-mère sortant pour toujours de la cave, du linge sur l’épaule. Je l’ai très peu connue, elle m’a très peu connue (elle me tenait la main sur son lit de mort, me donnant un autre prénom que le mien et me demandant des nouvelles d’inconnus dans son patois italien des Pouilles) mais je refuse de croire qu’elle n’était que ça, une porte de cave qui cache une lessiveuse. Les photos de famille sont de mauvais instituteurs qui confondent l’élève et ses résultats, l’élève et son comportement, et qui pensent d’abord à noter les fautes. Elles consignent froidement, elles disent tu n’es que ça, une frange, et ta mère n’est que ça, un chemisier à fleurs étonné, et ton père n’est que ça, une machine à côté de qui on se tient droit.

Les photos de famille sont des dictateurs médiocres, des incapables, et j’ai de la peine en les voyant, de penser à tout ce qu’elles manquent. Et pour les photos de mes enfants, je ne les regarde jamais volontairement, cette violence pire que tout. Cette idée moribonde. Scotchés, cloués et punaisés. L’injustice faite à qui ne peut pas se défendre. Aplatis sur un morceau de papier, alors qu’ils ne sont que déploiements et déploiements.

Moi je veux réparer. J’achète des photos de famille dans des brocantes. Je ramène chez moi le bébé de quelqu’un dans les bras de sa mère devant les remparts de Carcassonne, ou la tante de quelqu’un accoudée à la portière d’une Ami8. Je supporte très difficilement qu’ils et elles soient perdus. Qu’il n’y ait plus personne pour les aimer. C’est le paradoxe. Je déteste les photos de famille, mais je déteste encore plus qu’on leur fasse du mal.

A propos de C Jeanney

or donc et par conséquent, je fais ce que j'ai à faire sur mon site tentatives

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