#anthologie #18 | clichés

La photo de la photo n’annule pas l’objet
Je connais deux frères très âgés qui ne se parlent plus à cause de photos de famille que l’un conserve jalousement, que l’autre voudrait seulement photographier, en vain. 

Garder, regarder
Un geste devenu banal devant un paysage, un tableau, un concert: garder avant de regarder, ou sans même regarder. Je me souviens d’une colère à Istanbul, derrière une rangée de téléphones qui capturaient en rafale la même sculpture, m’empêchant de la voir autrement que cent fois reproduite dans ces petits rectangles lumineux. 

Désir instantané de la capture
Que faire de la beauté ? Peut-être rien. Une lumière sur un objet, sur un lac, sur une peau, et la voilà, main dans la main avec le désir de la conserver.

Se souvenir de nos photos 
On me commandait des grandes fresques à l’encre noire à partir de photos de famille et d’amis. J’en composais une constellation de figures et de silhouettes qui gravitaient autour d’une personne — celle à qui on offrait le tableau. Dépouillées du décor, tous les personnages étaient esquissés, en noir et blanc, sans nuance, évoquant par touches la photo qui les représentait. 

Le goût d’une relation
J’ai gardé quelques portraits de moi où je regarde celle ou celui qui tient l’objectif. Ce regard me délocalise au coeur d’une intimité que nous sommes deux à avoir partagé; elle m’enveloppe alors avec la même puissance qu’une chanson trop écoutée.

Le sort des morts
Au Mexique, tout le monde a chez soi un autel. Des bougies, des plantes à brûler, des petits objets, des photos; « voici mes morts. Ils veillent. »

Congélateur-Vaudou
Elle a dans son congélateur un compartiment rempli de photos. Ce sont des proches qui l’ont blessée. Pour les oublier, elle les congèle.

Les amants archivés
On les dessine alors qu’ils dorment — voir et toucher. Puis on photographie le dessin —archiver la texture d’un instant. 

L’oeil constant
Vague souvenir de Depardon parlant des gens qu’il filmait et qui, à partir des années 90, étaient de plus en plus conscients de la présence de l’objectif. Il se plaignait de cette disparition du « naturel », parasitant le vif du réel. Je me souviens d’une petite fille, lors d’un atelier parents-enfants, qui ne sortait jamais de la pose, d’un sourire de poupée, d’un corps saccadé, prêt, au cas où, a se faire photographier. Sa mère nourrissait chaque jour, depuis la grossesse, son profil Instagram d’images de l’enfant, qui avait grandi avec l’objectif fondu dans l’amour de la mère, fondu dans sa relation au monde. 

Le souvenir d’une photo
Elle me parle en boucle de la photo où je l’attrape par le cou pour lui embrasser la joue. Photo prise sur le vif, en plein repas de famille, j’ai 6 ans. Elle dit « ça, c’est l’amour sincère », elle dit « l’amour, toi et moi, on sait ce que c’est ». J’ai retrouvé la photo dans un de ses album, je l’ai encadrée pour qu’elle l’accroche dans sa chambre d’Ehpad, pensant qu’elle serait ravie. Sans même la regarder, elle repart dans sa boucle, la photo à la main, décrit encore la photo, encore l’amour.

Air pic
Il y a ceux qui jouent de la guitare sans guitare, on appelle ça du air guitar. Depuis peu, je prends des photos sans appareil. Mon oeil rompu n’a plus besoin du geste, plus besoin de la preuve. Je m’immobilise un instant, j’imagine cadrer et je murmure « photo ».

A propos de Lisa DIEZ

Chercheuse polyvalente, sorte d'artiste tout-terrain. Valises posées depuis 5 ans dans les arts de la scène. Passages par la peinture, le documentaire, la photo… Et l’écriture, soutien fidèle de ces nombreuses traversées. Deux sites : www.soinartistique.fr (Collectif À la Source) et www.atelierdiez.com (vrac et chantiers).

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