J’étais parti en stop, tout s’était bien passé jusqu’à Quimper, je touchais au but. Sortir du centre ville et me poser au bord de la route, ma pancarte DOUARNENEZ bien en évidence, pas besoin de lever le pouce. Beaucoup de circulation, des vacanciers, des camions, je n’allais pas attendre longtemps… Au bout d’une heure, je commençais à désespérer de mes concitoyens quand la moto s’est annoncée, en face de moi, pas trop vite, en pétaradant. Comme par réflexe, je lui ai fait un signe de la main. Une minute après, il était là, à côté, demi-tour effectué.
« Tu comprends, ça roule pas mal, je pouvais pas tourner n’importe où… ben quoi, monte, tu vas à Douarn, moi aussi…
- Mais… vous avez fait demi-tour, pour moi ?
- Disons que j’avais oublié ma pipe, il faut repasser à la maison. »
Le plus difficile, enjamber les énormes sacoches pour poser mes fesses sur la selle arrière.
« Il doit y avoir un casque dans la gauche »
Casqué de cuir et de plastique, lunettes anti moustiques, il embraye le gros engin qui m’évoque un hippopotame au trot, nous roulons à petite vitesse, je m’habitue aux virages heureusement peu nombreux.
« Tous ces bouquins, dans la sacoche… vous êtes libraire ?
- il y a du vent, garçon, tu me parles bouquins ?
- oui, dans la sacoche
- ah, ça, c’est mon manger, pour ce soir
- pour ce soir ?!
- c’est mon métier, tu sais, lecteur professionnel…
- ben vous en avez de la chance ! »
Un long silence de l’homme, tout occupé par les borborygmes pétroliers de notre cheval marin
- je ne sais pas si c’est de la chance, il semble, comme dit l’autre que je ne suis bon qu’à ça !
- ah oui, Samuel Beckett
- garçon, tu connais le grand Sam, tu aimes ça ?
- j’ai vu Godot et oh les beaux jours, avec Madeleine Renaud
- c’est bien, ça, moi aussi j’ai aimé, follement, le théâtre…
Le silence relatif nous entoure de nouveau, les petites maisons de Douarn apparaissent
- je passe par le port Rhu, j’ai soif, on fera un arrêt
- merci pour la course, je vous offre un verre ?
- bien sûr, garçon, tiens, je m’arrête ici, chez Fanch
Dans le bar, nous sommes accueillis
- eh Georges, tu arrives bien, Erwan paie sa tournée, allez, pose ton vieux cuir
- bonjour, bonjour, bonne pêche aujourd’hui ?
- tu devais pas aller à Rennes ?
- oui, mais je crois que le proviseur du lycée en a marre de mes lectures à tout va, il doit justifier d’un budget, me demande un programme, je vais réfléchir, Kafka, Beckett, Proust…
Nous quittons le comptoir, assis à une table, il boit son ballon de Côtes à petites lampées, je bois ma bière ; ses yeux fatigués par la route semblent couler dans son verre. Il murmure, « oui, partir du Temps Retrouvé, remonter au moins jusqu’à Balbec.. oui, pourquoi pas … » Il a suspendu à la patère sa grosse veste de cuir, de ses poches tombent quelques feuilles de papier couvertes de minuscules gribouillages.
Merci Jean-Marie pour cet instantané
C’est bien un instantané, Georges meurt trop jeune
merci de ta lecture JMG
Tellement agréable de chevaucher l’hippopotame avec toi. Et de se laisser aller à imaginer. Merci, Jean-Marie.
Etait-ce une Peugeot, une Terrot ? Pas une japonaise en tous cas. Il y a chez Georges, du cheval marin, merci Jean Luc
Merci pour ce souvenir partagé, un moment rare.
Souvenir, je voudrais bien, comme un pur cliché trop vite effacé.
Merci JMG