#anthologie #17 | visite à Croisset

Venez fin avril. Pour l’instant, ma guibole me cloue à Croisset. La maison aux murs blancs donne sur la Seine, où de temps à autre passe une péniche. Gustave Flaubert est assis. Il me montre sa jambe. Ça, je m’en fiche. Ce sont mes bonshommes qui me fatiguent. Sur la table, les piles de bouquins s’amoncèlent. De temps en temps, il en empoigne un au hasard, l’ouvre un instant puis le repose, l’air dégoûté. Les voilà empêtrés dans la métaphysique. Si vous saviez comme c’est assommant. La vieille domestique apporte des rafraîchissements. Elle demande si tout va bien. Je n’ose demander si c’est elle, la Félicité d’Un cœur simple. Flaubert me regarde d’un air indéchiffrable. Il sembler s’amuser de ma visite mais a sans doute hâte que je m’en aille. Mon Moscovite m’a encore posé un lapin. Julie, passez-moi mon tabac. Il bourre sa pipe, me montre un tas de papier, tape du poing sur la table. Les lettres qu’on m’a écrites après mon accident. Toutes identiques, au mot près. Il tente de se lever, refuse l’aide que je lui propose, pose son genou sur chaise et titube tant bien que mal jusqu’à la fenêtre. Passe une péniche. Il ne vient jamais personne, vous savez. Tourgueniev s’annonce pour mardi, repousse à jeudi puis à vendredi. Nous sommes samedi et je crains qu’il soit reparti en Russie. Je lui tends mon livre, la main tremblante, hésite à l’appeler maître, choisis plutôt monsieur, de peur qu’il ne se vexe. Peine perdue, son œil s’est allumé. Gustave, mon nom est Gustave, et je hais les bourgeois. Il m’arrache le bouquin des mains, le feuillette, l’air grave, s’attarde sur une page, semble dubitatif, le repose sur le rebord de la fenêtre. Vous aussi, vous vous prétendez naturaliste ? Peut-être pourriez éclairer ma lanterne. Je n’y comprends rien. Il pose à nouveau son genou sur la chaise, reprend sa marche d’éclopé, s’assied à nouveau derrière sa table, me tend la main. Désolé mon petit, mais ma vieille carcasse m’oblige à vous chasser. Je descends les quelques marches qui conduisent au jardin, m’attarde un moment devant la grille, regarde passer une péniche, puis m’en vais, sans trop savoir quoi penser du grand homme.

A propos de Vincent Francey

Enseignant, chanteur et clarinettiste amateur, je vis dans la région de Fribourg, en Suisse, et suis passionné de lecture et d'écriture depuis toujours, notamment via mon site a href="https://www.lie-tes-ratures.com/">lie tes ratures mais aussi sur un blog né à la suite de l'atelier d'été sur la ville : fribourgs.com. Auteur d'un livre autoédité, Je de mots, dictionnaire intime, je suis également présent sur YouTube pour, entre autres expérimentations, y parler de mes lectures.

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