15 février 2007 dans l’appartement de Christian Oster.
Ce jeudi 15 février 2007, je pénètre dans l’appartement parisien de Christian Oster. Il m’a invitée à prendre un café chez lui. Je suis une petite éditrice de livres jeunesse, j’édite Christian depuis quelques années, il a le don de reprendre des contes célèbres et d’y ajouter une touche de fantaisie et d’anachronisme qui enchante les enfants. Il m’a appelée tout à l’heure, il a retrouvé la pochette qu’il cherchait partout et surtout il a retrouvé les clés de son appartement dont il se mettait en quête comme un fou. Pour fêter ça, comme je travaille à côté, il m’a proposé de prendre le café chez lui.
Il ouvre la porte et me fait entrer dans l’appartement, il me dit d’avancer jusqu’au salon. Il me précède. je longe un long couloir bordé d’une bibliothèque qui n’en finit pas et qui débouche sur le grand salon. Un canapé recouvert d’un tapis, comme chez un psychanalyste, des peintures figuratives qui me surprennent sur le mur, et quelques photos anciennes d’ancêtres. Il me dit, ne bougez pas, j’apporte le café. Sur un meuble, une collection de cendriers, je m’en empare d’un, un made in Venizia, en verre fumé, j’allume une cigarette et je l’attends. Le voilà qui arrive avec une cafetière italienne fumante et deux tasses anciennes.
Tout de suite, en me servant, il se met à parler.
Vous savez, j’ai un présent compliqué, j’ai peur de m’égarer. Je n’ai pas de certitude, et il n’est pas exagéré de dire que je ne connais pas la suite. J’ai tendance à croire que ce que je pense est vécu. Parfois je me trompe. Cela peut me créer des histoires, d’autres histoires. J’essaie d’attraper un réel que je ne comprends pas. Je me le figure d’abord et je le retourne dans tous les sens mentalement.
J’ai du mal à me décider à prendre une décision pour passer à l’action. Une décision peut prendre une allure dramatique et c’est en toute conscience et solennité que je parviens parfois à la prendre. Et quand je la prends, je la prends.
Serais-je autocentré ? Egocentrique ? Anticipateur ? Digressif ? Ailleurs ? Distrait ? Maladroit ? Egoïste ? Compliqué ? Imprévisible ? Indécis ? Mélancolique ? Désenchanté ? Léger ? Lyrique ? Ultrasensible ? Soliloque à l’excès ? Seraient-ce des défauts ou serait-ce ma nature ?
Romantique ? Oui je suis certainement romantique, voire romanesque. Mais l’amour est romanesque, non ? Lorsqu’à la piscine nous fîmes une longueur ensemble avec ma….celle qui est devenue ma femme, j’eus conscience que ce fut là notre premier bout de chemin ensemble. Peut-être que j’exagère parfois. Je dois même être un peu sentimental.
Votre café est bon, dis-je…Vous semblez plus serein que d’habitude.
Ce serait beaucoup dire, ou le dire maladroitement. Pas vraiment en fait. Je ne peux pas dire que je sois serein. J’ai parfois du mal à exister à mes propres yeux. J’ai besoin que les autres me l’attestent. J’ai ordinairement un sentiment de non-être, d’absence à l’autre, à la vie, à moi-même. Flore dans le train avant d’accoucher, elle avait besoin de quelqu’un et j’ai senti que je n’étais que moi. J’ai des doutes sur mon existence. Suis-je seulement quelqu’un ? Me dis-je souvent. Depuis que je suis père, je prends de l’assurance. Mon regard sur la vie fut longtemps celui-ci : j’avais peur de tomber. Je tombais déjà en fait.
J’aime bien aller dans des cafés. Mais j’ai un problème pour en sortir : j’attends que quelqu’un en sorte pour sortir aussi ou bien je sors quand quelqu’un rentre. Je me donne certaines règles de conduite. J’ai plutôt envie de me fondre dans le décor, qu’on ne me remarque pas. Pour vous dire, je porte même une veste quand il fait chaud, j’ai l’impression qu’ainsi je passerais inaperçu.
Quand on me fiche la paix je ne suis pas timide, sinon j’aurais cette tendance. Dans la vie je m’attends souvent à des catastrophes. J’ai longtemps attendu qu’elles s’accumulent pour connaître l’enfer. Oui c’est ça, je m’attends au pire.
Je n’ai parfois aucune réponse à rien. Je ne perçois aucune conclusion fiable dans ma vie sur laquelle je pourrais m’appuyer. Les choses s’enchaînent, je les suis, j’ai seulement envie de durer encore. Je ne connais pas la suite. J’improvise un peu. J’ai souvent cette impression que tout peut s’écrouler. Par exemple, quand j’ai rendez-vous, je m’arrange pour être en avance. Je ne veux rien manquer de ma vie.
Pourtant aujourd’hui vous étiez à l’heure pour notre rendez-vous. Je suis touchée que vous m’invitiez enfin chez vous, je peux maintenant vous imaginer écrire…Vous semblez heureux en ce moment, c’est l’amour qui vous porte ?
Les femmes….un grand chapitre dans ma vie. Avec Anne Lebedel j’ai vécu un véritable calvaire amoureux. J’aimais bien son nom palindromique. Enfin, je l’aimais elle. Elle a partagé ma vie quinze jours dans mon appartement. Je rêvais de la retenir. Mais rapidement je pressentis qu’elle me quitterait. Et que c’en serait fini de notre amour.
Quand je l’ai rencontrée, elle travaillait chez un fleuriste. J’achetais des roses roses, parce que rouges, il ne faut pas exagérer. Je n’osais pas les lui offrir, le moment n’était jamais opportun. Je les jetais. Anne était plutôt silencieuse, effacée, presqu’une ombre. Elle n’en finissait pas de s’installer chez moi, de chercher sa place. Et puis un jour elle est partie sans rien dire. Mon appartement n’était pas à son goût. Moi je l’appelais par son prénom, Anne. Elle, elle ne m’appelait jamais, ne me nommait pas. Est-ce que j’existais pour elle ? Elle ne m’autorisait aucune certitude dans notre histoire qui m’eût permis d’y croire. A me demander si nous avions vraiment commencé quelque chose ensemble. Le soir elle affectait de dormir, j’affectais d’y croire, c’était un peu un jeu de dupe. J’attendais, je ne dormais pas, je me questionnais des nuits entières. J’y ai pourtant un peu cru à cette histoire, mais elle était absente même quand elle était là. J’étais seul. Sa présence me devint insupportable… La seule fois où nous fîmes l’amour, je l’assénai de mots définitifs et je me rendis compte qu’elle n’avait encore rien dit. Elle ne me demandait jamais comment s’était passée ma journée. Elle n’a jamais fait attention à ma serviette, et ça, quand même ! Elle s’en fichait de moi, de mon travail, de tout, elle se fichait de tout. Après ma rupture avec Anne, je n’étais presque plus en capacité de vivre ….Je me sentais abandonné et je retrouvais le confort de la souffrance et de la solitude réelle.
Il y avait eu Marge bien avant. Une des rares femmes que j’ai aimé qui fut belle. Il y a environ six mois, elle me laissa un message sur mon répondeur parce qu’elle venait de voir un téléfilm avec un acteur de second rôle qui me ressemblait. Elle m’avait donné rendez-vous à la piscine et là j’ai fait semblant de ne pas la voir surtout que j’eus un coup de foudre, on peut le dire, pour une autre femme. Marge, il me semble qu’elle me vit mais elle ne me reconnut pas, c’est invraisemblable ; à me demander si c’était vraiment elle. Marge, je la laisse dans la marge, si j’ose dire. Parler d’elle ne m’intéresse que dans la mesure où son rendez-vous justifiait ma présence incongrue dans cette piscine.
Ecoutez, je vous remercie de vous confiez à moi en aveugle, promis, je n’en dirai rien au directeur de la publication. Pensez-vous pouvoir bientôt nous envoyer votre dernier manuscrit ?
Oui il est prêt, enfin c’est beaucoup dire. Sans doute il est prêt mais pas tout à fait. J’ai encore besoin de le faire dialoguer avec moi-même comme si j’étais mon meilleur ami. En tant que meilleur ami, j’ai de l’affection pour moi. Souvent je me somme de penser d’une certaine façon. Des auto-injonctions si vous préférez. Je m’encourage, je me donne des petits noms : « grosse bête, mon vieux, mon cher » ou bien je me dis : «n’y pense plus, approche toi, va, tu verras bien, tu vois ce que je veux dire, oui je vois. »
Parfois je m’encourage affectueusement à le terminer et à vous l’envoyer mais j’y ajoute un brin de reproche anticipé car je me connais et me méfie un peu de mes réactions. Je peux me féliciter : « tu ne te débrouilles pas si mal, tu as de l’avance comme le lièvre dans la fable ». Ou alors si j’exagère, « mais tu dérailles mon vieux ».
Tenez par exemple, je peux me dire : « C’est le début, me dis-je. Le début de quoi, me dis-je. De la faim, plaisantai-je ». Des fois je m’arrête en pleine phrase : « c’est elle qui. » J’aime bien les blancs. Ils me permettent de ne pas tout me dire. De me réserver à moi-même un peu de mystère. Donc, je vous propose d’attendre jusqu’au moins la semaine prochaine avant de recevoir ce manuscrit, si je parviens à faire la paix avec moi-même…
A lire ce texte plein de dérision, on voit que Christian Oster s’aime beaucoup. Et c’est un auteur que j’aime bien aussi. Chouette idée que ce grand appartement et ce dialogue en forme de monologue.
Merci Elise, j’aime aussi beaucoup Oster et me demande quand il publiera à nouveau…J’avoue m’être inspirée d’une lecture oblique sur Le grand appartement que j’avais faite lors du DU d’atelier d’écriture de la fac d’Aix Marseille en 2020…