Emmanuel m’a demandé de l’accompagner. Il ne m’a pas dit pourquoi, si ce n’est qu’il aimait que je sois là, avec lui, dans les moments difficiles. C’est ce qu’il a mâchouillé entre ses lèvres en faisant mine de regarder où marcher alors que l’avenue du Maine nous offrait ses plus vastes trottoirs. De ces moments difficiles, j’essayais de me souvenir. Nous nous retrouvions tôt le matin, quel que soit le temps – non, c’est moi qui le retrouvais – pour de longues marches silencieuses. Par moments, rares moments, l’un évoquait un livre qu’il avait lu ou un rêve qui l’avait traversé la nuit passée. L’autre écoutait avec attention – c’était souvent moi -, sans le moindre commentaire. Voilà ce que nous faisions, tout ce que nous faisions et j’en étais déjà très fier. Je parlais souvent d’Emmanuel, je disais « mon ami ».
Au bout de l’avenue, les gros rideaux en feutre rouge du Zeyer nous avala tout cru. Henriette et Léon étaient déjà là. On les remarquait tout de suite. La manière de se tenir sur leur banquette, droits et fragiles, comme prêts à être chassés. Henriette tenait sans doute son plus beau sac entre les mains. Nous étions en semaine et Léon avait mis son costume de messe. Emmanuel les a embrassés tour à tour. Des baisers vifs et secs, comme des sparadraps qu’on arrache. J’ai commencé à me présenter mais le garçon est apparu pour prendre notre commande. Henriette s’est pressée de dire qu’elle ne voulait rien. Emmanuel a insisté mais sa mère a répété que ça irait. Léon, à côté d’elle, a secoué la tête pour se défaire de la question. Emmanuel a commandé deux cafés et le garçon est reparti déçu. J’ai gratté une allumette pour pouvoir fumer. Léon regardait son frère par-dessous. Henriette pinçait si fort ses lèvres que son visage aurait pu craquer là, aux yeux de tous. Avec ses yeux doux, Emmanuel souriait et laissait dans son silence les chamailleries des voitures place d’Alesia se mêler aux conversations des tables alentours. Pour faire taire ce vacarme qui nous angoissait tous, j’ai demandé à Henriette si elle aimait le quartier. Elle a préféré demander à son fils pourquoi elle ne recevait plus ses courriers. Emmanuel prit un air étonné. S’ils étaient là au Zeyer, c’était grâce à sa lettre, non ? Henriette répéta sa question. Léon, pour qui le tact était affaire étrangère demanda où était leur argent. Emmanuel préférait sans doute leur donner en main propre. C’était peut-être pratique pour lui mais pas pour eux, il fallait payer le tram et faire le déplacement, ça, Emmanuel devrait y penser la prochaine fois. Mais Emmanuel dit que ça n’arriverait pas, que cette fois et les prochaines, il n’y aurait pas d’argent. Les lèvres d’Henriette se sont séparées d’un seul coup. Léon n’a pas eu le temps de changer d’air. Il a demandé à son frère ce qu’il voulait dire et Emmanuel s’est rapproché doucement, de lui et de sa mère. Il a parlé plus fort, en articulant bien. C’était fini, il ne leur donnerait plus d’argent. L’idée n’était pas de lui, un ami l’avait aidé à accoucher du problème. Et cet ami avait raison ; il ne leur devait rien. Tour à tour, Henriette et Léon ont glissés leurs regards vers moi. J’ai tiré sur ma cigarette plus fort que les dernières fois, dans l’espoir peut-être de les faire disparaître avec la fumée. De cette conversation où j’avais pu le convaincre de quoique ce soit, j’essayais de me souvenir. Tout ce qui me venait était ma propre image ; ma silhouette traversant la grande salle du Zeyer vers la sortie ; les rideaux rouges vifs me crachant dehors dans le vacarme ; les visages défaits d’Henriette et Léon à travers la vitre tandis que le garçon se déciderait enfin à apporter les cafés.