#anthologie #17 | Simenon et les boulets liégeois

17 novembre 1973

« La Taverne Tchantchès et Nanesse, oui, bien sûr. Ici, nous sommes place St Lambert, prenez la rue de la Régence, là, traversez le Pont des Arches, vous êtes rue Surlet. La taverne est au numéro 38. D’ici un quart d’heure, en marchant vite, vous y serez. » On était mi-novembre, mais ici, en tout cas, c’était le premier jour de l’hiver. Sur le pont, en dépit de quelques réverbères, l’obscurité mangeait tout. Un vent à glacer les cols et les cœurs faisait danser les feuilles sur les trottoirs. Elles se précipitaient sur mes bottes, sur mon manteau, sur mes cheveux sans jamais trouver à se poser nulle part. 

Mais qu’importe, j’étais à Liège, je marchais vers Outremeuse. J’aime bien les mots qui commencent par outre… outre-mer, outre-tombe, outrepasser, outrecuidance. Je n’avais pas manqué d’outrecuidance, j’avais même outrepassé les convenances, mais j’avais décroché un rendez-vous avec Georges Simenon ! Je savais qu’il avait vécu Outremeuse dans sa jeunesse, j’avais vu le nom de ce quartier dans ses biographies… mais le lire, le prononcer, l’entendre chanter dans sa tête et y être, cela faisait une sacrée différence. Celle qu’il y a entre le futur pas très certain, donc plutôt le conditionnel, et le présent. J’y serai a i , j’y serais a i s… non, j’y suis !

Trois jours plus tôt, le 14 novembre donc, j’avais assisté, à l’Hôtel de Ville, à la remise de la médaille de Liège à son illustre citoyen : Georges Simenon. Je suis journaliste, à l’époque je n’étais pas encore salariée d’un organe de presse, je débutais, j’écrivais « à la pige ». Une de mes amies qui, elle, travaillait pour la Gazette de Liège, m’avait fait inviter. Pendant le pince-fesse, elle m’avait présentée à monsieur Simenon, qu’elle connaissait pour avoir des liens de famille avec lui.  « Ah ! La gazette de Liège, avait-t-il dit, ça me rajeunit, j’y ai écrit des chroniques judiciaires, on sait où cela m’a mené ! » Bref, on avait bavardé gentiment tous les trois, on avait bu une bière et même deux et me voilà priée de diner avec Simenon, sous le prétexte que je ne pouvais pas rentrer à Paris sans découvrir le vrai Liège. Clin d’œil de mon amie…  Je connaissais le goût immodéré de Simenon pour la gente féminine… Mais, comment refuser une aubaine pareille ?

Lorsque j’étais entrée chez Tchantchès et Nanesse, j’avais été saisie par l’atmosphère simonienne du lieu. Un restaurant modeste, avec ses nappes à carreaux et ses chaises en bois, enfumé et grouillant de monde. Une ambiance conviviale… des odeurs de bière et de cuisine familiale. Un décor de marionnettes colorées sur les murs. Monsieur Simenon m’avait attendue, tel que toujours, décontracté, mis avec simplicité. Un pull-over camel sur une chemise écossaise fermée par un lacet de cravate. Son veston de tweed était sur le dossier de sa chaise. Je lui avais toujours trouvé une physionomie remarquable, mais lorsqu’il s’était levé pour me saluer, j’avais remarqué derrière ses lunettes d’écaille, sous ses sourcils épais, des yeux de photographe, de reporter, de romancier, scrutateurs et plutôt intimidants. Il avait sorti sa pipe de sa bouche et l’avait posée sur la table. Nous avions pris place.

— Connaissez-vous les boulets liégeois ? 

— François, François, apporte-nous des gueuzes. Oui, celles de la maison. Sois gentil de dire à ta mère que je suis là et que je voudrais deux portions de ses boulets, avec des frites. 

—Tout de suite, monsieur Simenon. 

— Que je vous parle de cette spécialité liégeoise.  Il vous faut savoir que dénicher la bonne adresse pour les boulets est une quête quasi mystique chez les Liégeois. Je ne suis pas souvent à Liège, mais je connais les boulets de Josée. Et j’aime cette taverne. Il faut que je vous explique son nom : Tchantchès, c’est François et Nanesse, sa femme, c’est Agnès, deux personnages du folklore liégeois qu’on trouve souvent dans les récits populaires et dans les spectacles de marionnettes Tchantchès est tchefe di bwe…

  — … est quoi ? 

— tchefe di bwe…C’est du wallon liégeois, ça veut dire « tête de bois » ; il est têtu, quoi ! Il symbolise l’esprit indépendant et joyeux des Liégeois. Il aurait même connu des aventures avec Charlemagne… Nanesse, c’est plutôt la voix de la raison. Chaque année la taverne décerne un prix à une personnalité liégeoise. Je l’ai eu. C’est un des rares prix que j’ai accepté…

Simenon avait glissé sa main dans la poche gauche de son veston. Il en avait sorti sa blague à tabac. Depuis des années et des années, depuis toujours pour ainsi dire, chacune de ses poches avait une destination bien définie. Et il avait bourré sa pipe.

— Ah voilà nos boulets… goûtez… alors ? 

— Alors… c’est spécial et très bon. 

— Des boulettes de viande hachée, moitié bœuf, moitié porc, cuites au four avant d’être mises dans la sauce. Tout est dans la sauce qu’on appelle sauce lapin… pourquoi une sauce lapin je vous le demande ? Il n’y a pas de lapin dans la sauce des boulets ! Il y a tout un tas d’ingrédients, du thym, de la cassonade brune, des baies de genévrier, mais pas de lapin. Du vrai sirop de Liège pommes-poires, pas une cochonceté industrielle, ça oui ! Et les frites, que dites-vous de ces grosses frites ?

Elles sont à tomber par terre !

 — Imaginez-vous qu’elles sont cuites au « blanc de bœuf », de la pure graisse, bien saturée…. Ça vous laisse sans voix… Mais non, elles ne sont pas grasses, question de savoir-faire ! Allez reprenez-en ! Mais si, occasionnellement… à Liège… en Outremeuse. 

Nos assiette vides, j’avais risqué : « Je comprends mieux pourquoi madame Maigret est si bonne cuisinière. Rue Richard Lenoir, elle prépare des plats roboratifs pour son commissaire : pot au feu, cassoulet, coq au vin, bœuf bourguignon, blanquette… Sans doute avais-je espéré lancer Simenon sur le sujet de son écriture

Il m’avait regardée d’un air de dire : n’y comptez pas et, devant ma mine déçue, il avait ajouté, très sérieusement : « À compter d’aujourd’hui, 17 novembre 1973, je n’écrirai plus de roman. Maigret et Mr Charles, publié l’année dernière, était le dernier. » 

Surprise, j’avais risqué un pourquoi.  « Trop de douleur, trop de stress, m’avait-il répondu.  Désormais je consacrerai mes écrits à moi-même. »

 — Francois, Francois, deux bières légères, des Val-Dieu blondes, s’il te plaît et dis à ta mère que ses boulets étaient un régal et que notre amie parisienne les a appréciés.

Nous avions bu nos bières en silence. On aurait dit — et c’était sans doute vrai — qu’il reculait le plaisir de boire la dernière gorgée. Son verre vide, il s’était levé, avait ramassé sa pipe, l’avait mise en bouche. « Mademoiselle, j’ai été ravi. Ce que je viens de vous confier est off, naturellement. Je vous souhaite le bonsoir.  Nous nous reverrons peut-être à Paris. »

A propos de Emilie Kah

Après un parcours riche et dense, je jouis de ma retraite dans une propriété familiale non loin de Moissac (82). Mon compagnonnage avec la lecture et l’écriture est ancien. J’anime des ateliers d’écriture (Elisabeth Bing). Je pratique la lecture à voix haute, je chante aussi accompagnée par mon orgue de barbarie. Je suis auteur de neuf livres, tous à compte d’éditeur : un livre sur les paysages et la gastronomie du Lot et Garonne, six romans, un recueil de nouvelles érotiques, un récit hommage aux combattants d’Indochine.

13 commentaires à propos de “#anthologie #17 | Simenon et les boulets liégeois”

    • Merci de votre commentaire, Virginie. Ce qui est dommage, c’est qu’à la fin du texte le système met tout en italique, alors que seule la citation de Simenon devrait l’être. Et je ne sais pas corriger.

  1. oui c’est cela.. on y est à table avec vous deux.. un peu tard pour manger des frites mais on était bien dans ce restaurant ce dimanche soir plutôt qu’à regarder des journalistes 2024 gigoter sur des plateaux télé…

  2. Oh merci Françoise ! Ça c’est du compliment !
    Je ne suis pas liégeoise. Quelques recherches sur Internet, une assez bonne connaissance de la vie et de l’œuvre de Simenon, un coup de fil à un ami liégeois et un grand intérêt pour cette proposition. Et voilà le travail !

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