Le dimanche 23 juin 1940, au matin dans un café de Camaret, nous apprenions la terrible nouvelle, l’horreur de ce qui était arrivé. Avant hier, vendredi, il faisait chaud, j’étais monté rendre visite à Monsieur Saint-Pol, là-haut dans son manoir qu’il aimait tant. Ce lieu me plaisait beaucoup aussi et je prenais souvent mon temps à regarder les alignements mégalithiques avant d’emprunter le chemin jusqu’à la porte. Le manoir flanqué de ses huit tourelles m’impressionnait toujours et je m’avançais timidement jusqu’au perron, deux colonnes surmontées d’un grand triangle au milieu duquel était une rosace rappelant les chapelles de la région, si bien que l’on ne savait si l’on entrait dans une église ou un temple, ou peut-être les deux. La maison pouvait paraitre grandiose, mais quelque chose dès son approche forçait à l’humilité. J’y reconnaissais les traits de caractère de la famille Roux, leur accueil, leur générosité et cette entrée me disait de laisser à l’extérieur tout ce qui aurait pu rompre la paix et la foi qui les habitaient. Rose ouvrait la porte et me disait bonjour, un de ces bonjours maternels. J’entrais et aussitôt derrière, Monsieur Saint-Pol était là debout comme s’il avait voulu ouvrir la porte avant Rose, mais n’en avait pas eu le temps, il allait avoir quatre-vingts ans tout de même. Il était grand, il portait une barbe broussailleuse et des cheveux qui retombaient en dessous des oreilles de telle sorte qu’on aurait cru qu’il portait un bonnet, le tout donnait à son visage une force apaisante bien que la forme de son nez semblait tailler par le Kornog et que ses petites pupilles sombres dans ses larges yeux vous transperçaient aussitôt. Il me salua chaleureusement et m’invita à passer dans la salle à manger, nous allions prendre le café. Le chien vint à ma rencontre, posa ses deux pattes sur la poitrine. Monsieur Saint-Pol le rabroua gentiment, il n’aimait guère qu’il se jette ainsi sur les invités tout comme il ne tolérait pas qu’on lui donne du gâteau à table ou quoi que ce soit d’autre. La salle à manger était très belle avec ses gros meubles rustiques bretons, le vaisselier et le portrait de Monsieur Saint-Pol lui-même au milieu de paon, coq, corbeaux et tournesol. Le portrait était signé Mary Periou,1923. Comment pouvait-on avoir son portrait accroché au mur chez soi. Il y avait aussi des tableaux de ce peintre qui perdit la vue à la guerre de 14 et dont je ne me rappelais jamais le nom. Je m’approchais de l’un d’eux pendant que Rose revenait de la cuisine avec le café : Lemordant, Julien Lemordant. Je serrais les dents pour m’en souvenir une bonne fois pour toutes. Monsieur Saint-Pol s’était assis en bout de table dans un des fauteuils en osier et je m’assis à côté. Ses larges mains tachetées saisirent la cafetière… et il me servit… puis se versa le café odorant. Derrière lui par la fenêtre, le versant magnifique, tapissé d’immortelles, descend jusqu’à l’océan. Divine la fille de Monsieur Pol était assise là sur un rocher. Un goéland était posé sur sa main comme ces rapaces sur celle du fauconnier. « C’est Thalasso, l’oiseau de tempête de Divine »… les gros sourcils s’agitaient… Nous étions tous préoccupés par la tournure de la guerre… sur la table l’Ouest Eclair titrait : La réponse du Reich est prête… « Elle les aime, ses oiseaux de tempête »… « Elle est un oiseau de tempête elle-même, cela ne fait aucun doute »… Il leva les bras et dit incantatoire : « Lieu d’arrivée, lieu de départ, l’on arrive, l’on part, tout est pareil dans la nature, sinon que par-dessus le glas, les goélands… ». Il demanda des nouvelles de ma famille.
et le fait d’écrire in situ au lieu même, mise en abîme…