#anthologie #17 | Quartier réservé, fragments

Fragments d'un carnet retrouvés dans les sous-sols de l'ancien quartier réservé à la prostitution de Marseille, détruit en 1943 par les nazis.

28 juillet 1927, les Brics, rue Bouterie, Mignon Bar
Aujourd’hui c’est mon anniversaire. On me dit vieille. Jeanne m’a offert ce cahier parce que je sais lire et écrire. Elle a dit « profite ». Elle a dit « t’en as vu passer, des vedettes et des meurtres, raconte, après tu me feras la lecture ». Je ne sais pas. Je n’aime pas trop parler. Alors écrire.

29 juillet 1927, Mignon Bar
Parfois j’aimerais me transformer en chat, pour chasser les rats de la cave. 

(…)

14 août, Mignon Bar
Le belge est revenu. C’est comme ça que Jules me l’a présenté la semaine dernière. Il parait qu’il vient de publier. De la poésie. « Qui je suis » ou « qui j’étais ». Jules m’a promis de prêter le livre. Jules promet trop (…)
J’aime bien le belge, son air de ne pas y toucher, le chapeau de travers. En dessous il regarde tout. Je l’ai tout de suite envoyé chez Jeanne, à cause de sa moquerie dans le fond de l’oeil. Et puis parce que Jeanne me raconte tout. Maintenant il va directement chez elle, tous les matins. Quand il revient il commande un crème, et il écrit.  

un espace vide, une légende : aujourd’hui il a laissé ça en boule

Ça m’a fait un coup au coeur de lire ça. Un coup au coeur et en même temps j’ai bien ri, mais un rire en dedans. Première fois que je ris en dedans. 

15 août 1927

un espace vide, une légende : poubelle du belge

Quand il écrivait ça je l’ai vu laisser courir une fourmi le long de son bras. Jusqu’à son aisselle. 

16 août 1927

un espace vide, une légende : poubelle du belge

Jules m’a dit que le belge est perdu « entre deux eaux ». Ce type n’est pas perdu. Je les reconnais les perdus. Et puis quand on écrit ça on n’est pas perdu. 

17 août 1927

un espace vide, une légende : poubelle du belge

À ce train bientôt j’aurai plus assez de glue. 

18 août 1927

un espace vide, une légende : poubelle du belge

Si c’est ça la poésie (Jules m’a dit que le Belge est poète), alors je comprends mieux pourquoi certains peuvent plus s’arrêter d’écrire, ni de lire (…)
Il m’a demandé d’allumer sa cigarette. Est-ce qu’il a vu que j’ai rougi ?

19 (?) août 1927
Le belge n’est pas venu. Jeanne aussi était déçue. Elle n’a rien voulu raconter, seulement qu’il est fauché, et qu’il ne reviendra peut-être pas. Je lui ai fait boire trois pastis. Rien lâché.

(…)

23 août 1927
Je ne sais plus où cacher ce cahier. Georges se met à fouiner. Il m’a cognée ce matin en disant que je ne travaille pas assez, que je me met à rêver, qu’il va me remettre sur le droit chemin. Il a pas tort. Heureusement qu’il ne sait pas bien lire les mots, et que le belge et moi on écrit comme des cochons. 

(…)

3 septembre 1927
Le belge me manque encore. J’arrive à l’imiter un peu. Je dessine comme lui aussi. Mais je n’ai jamais vu d’antilope, et personne ne sait m’expliquer ce qu’est la réincarnation.

A propos de Lisa DIEZ

Chercheuse polyvalente, sorte d'artiste tout-terrain. Valises posées depuis 5 ans dans les arts de la scène. Passages par la peinture, le documentaire, la photo… Et l’écriture, soutien fidèle de ces nombreuses traversées. Deux sites : www.soinartistique.fr (Collectif À la Source) et www.atelierdiez.com (vrac et chantiers).

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