#anthologie #17 | Poètes vos papiers !

Des artistes, j’en vois passer dans ce cabinet d’avocat prestigieux où je fais mes classes depuis trois ans. Je travaille chez Maître Floriot, Floriot tout court comme on l’appelle, dans le milieu.

25 mars 1967. Ce matin-là je dois assister à un rendez-vous avec Léo Ferré. Le dos vouté, emmitouflé dans un manteau de laine gris, le crâne dégarni, il me salue d’un bonjour triste. Je l’invite à me suivre dans le bureau de Floriot. Lui non plus n’est pas de bonne humeur. Léo allume une cigarette, une Celtique, je lui tends le cendrier. On sait déjà un peu pourquoi il est là, on le laisse parler je ne suis pas d’accord…mon dernier disque…mon éditeur de la compagnie phonographique française, vous voyez de qui je parle, je n’ai même pas envie de dire son nom, bon… Barclay,  a jugé bon de retirer une chanson de mon disque… je ne vous apprends rien, c’est comme si vous aviez un livre demain et que votre éditeur accepte de tirer à cinq mille exemplaires et après juste avant de le mettre en vente il dit et bien on va enlever 50 pages cher ami, à ce moment-là vous ne voulez pas qu’on enlève 50 pages des cinq mille livres imprimés parce que ça coute cher d’imprimer il faut du papier du temps d’imprimeur et alors vous n’êtes pas d’accord il vous dit à ce moment-là qu’il a tous les droits il vous envoie sur les roses il dit que faut faire un procès que vous vous êtes juste un artiste que vous n’avez que votre droit moral ça fait rigoler le droit moral…il vient de résumer,  à sa manière, dans une colère froide mais contrôlée, le litige qui l’oppose à Eddie Barclay qui a décidé de faire détruire tous les exemplaires pressés du dernier disque enregistré sur lequel figure une chanson qu’il a écrite en hommage à Édith Piaf.  Léo continue Édith Piaf je l’ai très bien connue, elle n’a jamais chanté qu’une mauvaise chanson pour moi, j’ai vu que des tas d’amis à elle très chers qui avaient beaucoup de talent et n’écrivaient rien pour elle, alors j’ai voulu lui envoyer un bouquet comme ça avec mes mots parce que c’est une femme qui avait une grande voix, elle avait le sens de la chanson elle aurait pu, comme je l’ai écrit dans ma chanson chanter du France Soir comme de l’Apollinaire… il y a des gens qui veulent la remplacer et qui font des tas de publicités, qui le disent même qu’ils veulent la remplacer .. mais on remplace personne…  . On relit ensemble le texte de la chanson  en question:

T’avais un nom d’oiseau et tu chantais comme cent
Comme cent dix mille oiseaux qu’auraient la gorge en sang
À force de gueuler, gueuler même des conneries
Mais avec quelle allure ! T’étais un con de génie
T’étais un con de génie
T’avais un nom d’oiseau et la voix d’Attila
On t’entendait d’ici, on t’écoutait d’ là-bas
T’étais à toi toute seule le « Bal des petits lits noirs »
Un Wagner de carrefour, un Bayreuth de trottoir
Un Bayreuth de trottoir
Et y avait dans tes mains comme une bénédiction

Et comme tu t’en servais pour bénir tous ces cons
Ces cons gentils, émus, qu’on appelle les gens
Qui, devenant public, deviennent intelligents
Deviennent intelligents
C’est pas toujours le cas, bien sûr, même à Paris
Les auteurs de la merde, il faut que ça mange aussi
Toi, tu t’es débrouillée pour passer au travers
T’aurais chanté France Soir comme de l’Apollinaire
Comme de l’Apollinaire
On t’a pas remplacée, bien qu’on ait mis l’ paquet
Le pognon et ton ombre, ils peuvent pas s’expliquer

Sous les projos miracle et sous la lampe à arc
Quoi que pense et que dise et que fasse monsieur Stark
Et que fasse monsieur Stark
Arrêtez ! Arrêtez la musique !

Floriot n’y va pas par quatre chemins. Votre affaire est perdue d’avance, regardez ce qu’il y a écrit sur votre contrat « la société Barclay est seul juge de la qualité de l’opportunité de commercialiser ou non les enregistrements de l’artiste « … et puis votre chanson attaque nommément Stark ! l’impresario de Mireille Mathieu ! c’est indéfendable on ne peut pas gagner un procès pareil. Léo s’emballe aussi, crie au scandale du droit bafoué de l’artiste. On dirait qu’il plaide sa cause pour que Floriot accepte son dossier qui lui répète  en marmonnant perdu d’avance…perdu d’avance… Qui est l’avocat de la partie adverse ?  il me montre le dossier dans lequel je dois trouver la réponse. Je fouille. Ah c’est Maître Illouz… hum j’ai déjà gagné des dossiers perdus d’avance contre lui…alors on a une chance !! 

Floriot réfléchit vite, il dit qu’ il faut se dépêcher parce que le disque est déjà pressé , il faut éviter que Barclay l’envoie au pilon, qu’on va faire une procédure de référé pour le faire condamner sous astreinte  à diffuser la chanson, on va aussi demander dommages et intérêts, peut-être cent mille francs. Léo grille les cigarettes les unes après les autres, fébrilement . Floriot le salue, nous abandonne pour un autre client qui l’attend. Je dois clore l’entretien. J’essaie de détendre un peu l’atmosphère enfumée, en changeant de sujet. Je connais bien l’œuvre de Léo Ferré, j’aime ce qu’il fait. Depuis mon adolescence. Je lui demande s’il a d’autres projets, s’il va mettre en musique d’autres poèmes de Baudelaire comme il l’a fait il y a longtemps déjà. Il retrouve un peu le sourire et me montre ses dents du bonheur. Il me dit qu’il entre en studio en juin parce que vous comprenez la poésie ne se vend pas elle ne s’est jamais vendue elle ne se vendra jamais elle ne se lit pas elle n’est lue que par quelques maniaques dont nous sommes ou par des universitaires qui la plupart du temps la lisent mal ou ne savent pas la lire par la truchement de la musique on apporte dans l’oreille des gens ce qui habituellement ne devrait pas y être admis c’est un truc c’est ce qu’on appelle de l’art, et l’art c’est un trucage noble c’est une chance de notre époque de cette époque de mécanisation  de la musique et de la parole qui fait qu’on peut dire et aussi on apprend  les poésies de Baudelaire, de Verlaine et de Rimbaud à des gens qui ne savent pas et qui n’ont jamais su qui était Baudelaire, Verlaine et Rimbaud qui prennent ça dans les oreilles et qui l’écoutent qui se laissent bercer qui ne comprennent pas les paroles tout le temps…J’apprends qu’il va mettre en musique vingt-quatre poèmes, comme Spleen, l’Étranger, le Soleil, le Flacon, la Musique, la Servante au grand cœur, la Beauté…

Il a l’air rassuré quand on se quitte. Floriot me confiera le soin de chercher tous les articles de doctrine, toutes les décisions de jurisprudence. Je passerai des heures interminables à la bibliothèque du Palais de Justice. Des nuits à lire, à tourner et retourner le problème dans tous les sens, trier les décisions des tribunaux, jeter à la poubelle, pleine, les défavorables, à faire des synthèses, trouver les points forts, chercher les failles. Faire du droit, rien que du droit, parce que dans les faits, et ma naïveté de jeune avocate, il n’y a rien à dire. Pourquoi interdire à un artiste de chanter tout haut ce que lui et bien d’autres pensent tout bas. On se revoit quelques jours avant l’audience. Connaissant sa fougue je lui conseille de ne pas s’emporter, de rester calme même si l’avocat en face prononce des mots qui fâchent ou qui blessent. Tous les coups ou presque sont permis.

1er décembre 1967. C’est bien sûr Floriot qui plaide, je suis trop jeune, pour l’heure je tourne les pages de son dossier de plaidoiries au fur et à mesure de ses effets de manche. On n’est jamais sûr de rien devant cette première chambre du Tribunal, c’est un peu la roulette russe. Une plaidoirie impeccable, parfois drôle quand il parle de Mireille Mathieu et de son impresario. Et puis… Léo s’emporte… c’était prévisible. Quand l’avocat de Barclay prend la parole «  Monsieur le Président, comme tout le monde le sait, Monsieur Ferré est un anarchiste. Il a sa Rolls devant le Palais de Justice ! il faut en finir avec le droit moral de l’artiste » Léo se lève comme un fou, impossible de le retenir «  Ma Rolls ressemble à une DS break, Monsieur, si vous voulez on va descendre la voir. J’ai eu un accident l’autre jour, j’ai failli mourir à Arnay le Duc parce qu’un camion m’a rentré dedans avec tellement de talent pour m’éviter que je suis descendu de la voiture, je suis allé le féliciter… » Le Président lui coupe la parole «  Vous parlerez quand je vous donnerai la parole » Léo s’énerve encore plus «  non ,moi, Monsieur, on ne me donne pas la parole, je la prends ». On le voit alors attraper son manteau en boule, un sac de toile qui trainait à ses pieds, et s’enfuir de la salle d’audience. Pour ne pas agacer plus les juges, Floriot fait un petit signe à son confrère pour lui demander de ne pas en rajouter. Je sors, je le vois faire les quatre cent pas dans la salle bruyante des Pas Perdus, je le rattrape, il me dit qu’il ne peut pas supporter cette mascarade. Au moment de partir il sort de son sac de toile un 33 tours, son album « Léo Ferré chante Baudelaire » qui vient de sortir, et  le met dans ma main. Il se souvient, je suis émue. Peu de temps après, l’audience est levée. Pour le jugement, il faudra attendre janvier.

3 janvier 1968. Floriot m’envoie au Tribunal pour assister au prononcé de la décision. Léo n’est pas venu, il a préféré rester à Madrigal. Le président Dechezelles rend le jugement :

…Si tout auteur notamment le chansonnier est libre d’exprimer son opinion sur le talent de quiconque, il abuserait de son droit en prétendant exiger d’une société de production phonographique qu’elle soit tenue à éditer une chanson contenant une opinion critique sur une chanteuse dont les enregistrements sont effectués par cette même firme… La direction d’une firme phonographique peut toujours, même en l’absence de stipulation expresse, refuser d’éditer une œuvre contenant le dénigrement d’un autre artiste en particulier quand celui-ci est relation d’affaires avec elle.

Floriot, qui est passé, depuis,  à bien d’autres dossiers, me charge de lui annoncer la nouvelle et je me contente, au téléphone d’un « on a perdu ». On s’enfonce, lui sur son île bretonne du Guesclin, moi dans mon bureau parisien dans un long silence. Puis sa voix caverneuse résonne dans le combiné je m’y attendais, rien ne va en ce moment, ici, on ne s’entend plus avec Madeleine, je m’effondre mais ce n’est pas grave sur le disque il a laissé mon texte «  ils ont voté » , j’ai l’impression que cette année va être compliquée, sinistre même…Merci pour ce que vous avez fait pour moi. 

…C’est un pays qui me débecte, pas moyen de se faire Anglais
Ou Suisse ou con ou bien insecte, partout ils sont confédérés
Faut les voir à la télé-urne avec le général Frappard
Et leur bulletin dans les burnes, et le mépris dans un placard !
Ils ont voté et puis, après ?…

30 juin 1968. Les derniers mots de Léo résonnent dans ma tête.  Il y a bien eu ce chaos qu’il vivait lui déjà, dans sa maison, dans sa tête, dans son coeur. Après le mois de mai, les barricades, la dissolution de l’assemblée nationale, on est au soir du deuxième tour des élections législatives. J’ai vingt-huit ans, j’aime la poésie, la musique et la musique de la poésie, j’aime écouter Léo Ferré chanter, j’aime comme Léo Ferré aime les poètes et comme il aime les chanter, j’aime quand le «  désordre est l’ordre sans le pouvoir », j’aime, j’aime, comme lui, la vie même si …

Nous vivons une époque épique
Et nous n’avons plus rien d’épique
La musique se vend comme le savon à barbe
Pour que le désespoir même se vende
Il ne reste qu’à en trouver la formule
Tout est prêt, les capitaux, la publicité, la clientèle
Qui donc inventera le désespoir ?

Les plus beaux chants sont des chants de revendication
Le vers doit faire l’amour dans la tête des populations
À l’école de la poésie, on n’apprend pas
On se bat *

A propos de Eve F.

Rédige des assignations et des conclusions, défend le veuf et l'orpheline, écrit sur le Droit et son envers, la Justice et ses travers, le bien-être et son contraire, les hommes et pas que, le bruit du monde et ses silences, aussi.

10 commentaires à propos de “#anthologie #17 | Poètes vos papiers !”

  1. Quel texte ! Merci ! Et quel écho avec notre ici et maintenant…Et cette narratrice qui enquête en bibliothèque comme l’écrivaine qui enquête pour faire surgir ce bout de vie. Et puis la nécessité absolue de la poésie et de sa transmission…Bravo !

  2. Oui quel travail mais quelle réussite! J’ai été complètement prise par le récit, les citations, les chansons, l’époque (et même oublié pendant la lecture la proposition de fiction!). Bravo, ça fait vraiment beaucoup de bien!

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