#anthologie #17 | Palais-Royal

J’adore la regarder regarder le monde depuis sa fenêtre qui donne sur les jardins du Palais-Royal, provinciale au cœur de la capitale, c’est tout un petit monde familier de proches et d’amis en contrebas. C’est elle qui le dit, le Palais-Royal est une toute petite ville de province dans Paris. Tout le monde s’y connaît et s’y parle. Paris de sa fenêtre prend une autre couleur, je trouve. Et ce n’est pas Jean Cocteau qui me contredira.

J’arrive au 9 rue de Beaujolais. J’y déjeune avec Colette et son cher Jean. Avec Jean et sa chère Colette. Nous y goûterons des plats simples et savoureux, de ceux qui ont leur préférence à tous deux. La mousse au jambon, aérienne, suave, un appareil à soufflé en réalité, c’est un mets d’une grande légèreté à base d’ingrédients à la portée de toutes les bourses. Et en dessert la fameuse flognarde des privations de la guerre, que Colette a popularisée auprès des femmes pour faire face aux pénuries. Il faut trois fois rien : farine, œuf, lait, pommes, un rien de sucre pour caraméliser cette grosse crêpe roborative mais irrésistible. Cette petite couche de sucre croustillante, nous en raffolons tous les trois. On est certes loin du Grand Véfour ou du menu Goncourt de chez Drouant, du homard de l’une et du turbot de l’autre, mais il y a un temps pour la haute gastronomie et un temps pour la cuisine paysanne. Souvenir d’enfance, recette de tresse chapardeuse – sa couleuvre de cheveux – au verger ou flânerie gourmande de vigneronne de la Treille-Muscate, le repas s’accompagne d’un bon vin, de Bourgogne bien sûr. Aujourd’hui Colette me baptise au Nuits-Saint-Georges, une première ! Tu penses, je n’ai pas les moyen de me payer un tel cru, moi. Mais elle connaît tellement de monde partout, et tant de bons vignerons. Jean ne se contentera d’eau minérale aujourd’hui, il ne laissera pas sa part au chat (de son amie). Plus tard dans la soirée, il nous préparera un cocktail au pifomètre, qu’il accompagnera d’un cigare, une esquisse au trait, un portrait minute de Colette à mes côtés pour nous immortaliser. Je me regarderai alors comme une autre elle, plus étroite, discrète, je tiendrais dans son mouchoir.

J’aimerais comme elle cultiver sa pugnacité, trouver le chic suprême du savoir-décliner. Arraisonner comme elle la souffrance et la vieillesse. Pour m’encourager, elle me dit que je ne dois pas perdre le goût de me parer, de me maquiller, c’est autre façon de résister. Tu sais, je n’ai pas encore rencontré une femme de cinquante ans qui fût découragée, ni une sexagénaire neurasthénique. Jean écoute d’une oreille distraite ces conseils féminins. Dilettante esthète entonne Satie du bout de ses lèvres fumeuses. J’aimerais n’avoir comme eux deux ni domaines interdits ni routes brouillées ni seuils effacés.

A propos de Perle Vallens

Au cœur d’une Provence d’adoption, Perle Vallens écrit et photographie. Ecrire c’est explorer l’intime et le monde, porter sa voix pour toucher. Publie récits, nouvelles et poésie en revues littéraires et ouvrages collectifs. Lauréate du Prix de la Nouvelle Erotique 2021 (au diable vauvert) et autrice d'un livre de photographie sur l'enfance, Que jeunesse se passe (éd J.Flament), d'un recueil de prose poétique, ceux qui m'aiment (Tarmac), d'un recueil de nouvelles, Faims (Christophe Chomant) et d'un récit poétique et choral, peggy m. aux éditions la place. Touche à tout, pratique encore le caviardage, le cut up (image et/ou son), met en voix (sur soundcloud Perle Vallens ou podcasts poétiques), crée des vidéo-poèmes et montages photo-vidéo (chaîne youtube Perle Vallens)...

22 commentaires à propos de “#anthologie #17 | Palais-Royal”

    • Ce texte c’est un peu une double déclaration. Je crois qu’il faut se laisser guider par l’amour, l’admiration qu’on a pour eux. Ce sont Colette et Cocteau, cela aurait pu être d’autres.
      C’est un déjeuner, cela aurait pu être une promenade.

  1. et puis c’est rudement bon la flognarde, pas besoin de pénuries pour ça. Mais je ne savais pas qu’ils la connaissaient en Bourgogne, croyais que c’était juste pour les limougeauds.

  2. J adore , on est complètement plongé dans cette scène gourmande
    Si bien racontée entre Colette et Cocteau .
    Pour ma part, je n ai pas eu le temps et la disponibilité de me consacrer à cette proposition . J apprécié d autant plus . Bravo !

  3. Oh comme ça emporte et donne envie de dévorer : les mots ( « J’aimerais comme elle cultiver sa pugnacité, trouver le chic suprême du savoir-décliner. Arraisonner comme elle la souffrance et la vieillesse. Pour m’encourager, elle me dit que je ne dois pas perdre le goût de me parer, de me maquiller, c’est autre façon de résister. »)Merci Perle

  4. J’aimerais n’avoir comme eux deux ni domaines interdits ni routes brouillées ni seuils effacés. Oui oui oui ! quelle perspective ! Quel travail aussi ! Merci !

  5. Un régal ce texte ! Des mots absolument savoureux qu’on mange délicatement et avec appétit. J’aime par exemple cette phrase : « Dilettante esthète entonne Satie du bout de ses lèvres fumeuses. » Ou encore celle-ci : « Je me regarderai alors comme une autre elle, plus étroite, discrète, je tiendrais dans son mouchoir.  » Un texte à relire.

  6. Très beau texte.
    Plaisir de faire un bout de chemin avec ces trois personnages, cette scène autour du repas.
    Et la force de la fin du texte autour de ce ‘J’aimerais comme elle / eux’ !