#anthologie #17 | Muckle Flugga

12 novembre 1872, port de Leith, tôt le matin

Il y avait du vent, il faisait froid, il pleuvait de cette pluie fine et tenace, insistante, ricanante, qui donne l’impression qu’elle est installée là, à peine au-dessus des toits, pour toute l’éternité. Comme le point sur le i de ma misère, comme sur la misère de tant d’autres. Encore une bagarre dans mon pub la veille au soir, encore ce soiffard de John Silver qui portait bien mal son nom et ne valait pas clou, encore de la casse, encore la police. Je n’avais pas fini de nettoyer tout ce carnage, je sortais des pieds de chaises, des morceaux de tables, des bouts de tissus qui avaient été des bouts de vêtement, du verre brisé, je savais que je ne serais jamais prêt pour ouvrir à l’heure le soir, mais je m’en fichais. La misère, le temps de chien, ça aigrit les hommes, et ça aigrit encore plus les marins et les bagarres, c’était de plus en plus souvent. C’était à perdre la tête, toute cette satanée pluie et le vent permanent qui vous la balançait dans la figure, une paire de claques en continu, toujours sur la même joue, celle qui est déjà rouge, usée par les rafales et meurtrie par le temps, meurtrie comme petit meurtre de notre envie de joie. Et puis l’humide partout, le poisseux, l’odeur de moisi qui s’accrochait partout et qui pourrissait tout. Un peu plus et j’allais me mettre à parler tout seul quand je l’ai vu, tout maigre dans son grand manteau de laine trempé avec le col remonté et l’eau du chapeau qui lui coulait dans le dos, je lui ai dit de rentrer, qu’il pourrait tout aussi bien regarder les bateaux amarrés dans le port à l’abri derrière la fenêtre. Il est entré et on a discuté toute la matinée, j’avais proposé du thé, vu qu’il était habillé comme un monsieur, mais il a préféré du café et on a vite oublié le monsieur. On s’est assis et on a discuté sans penser un instant aux aiguilles de la pendule qui continuaient leur ronde. Il m’a dit qu’il fêterait ses vingt-deux ans le lendemain, mais il en faisait à peine dix-sept, un visage d’enfant pâle, ses habits humides collaient à son corps mince, des mains aux longs doigts fins et un torse tout étroit corseté par les fièvres et les nuits de mauvaise toux. Il m’a beaucoup parlé, je l’ai juste écouté, comme j’écoute d’habitude les marins qui viennent s’échouer sur mon comptoir, les questions, les doutes, les regrets, les impasses et les espoirs. Les siens n’avaient pas la même couleur mais ils avaient la même odeur. Il pensait à devenir écrivain mais il n’écrivait pas ou pas encore assez, il étudiait le droit. Le droit, c’était déjà une déception pour sa famille qui le voyait construire des phares, comme son père, comme ses oncles, son grand-père, comme tous les hommes de la famille Stevenson qui eux avaient un métier utile qui sauvaient des vies en les éloignant des dangers de la côte. Les phares, il avait commencé à les étudier, mais il s’y ennuyait et sa santé fragile l’avait aidé à quitter les rails de la prédestination familiale. Lui voulait écrire, faire sortir des livres éclatants de ces cailloux si noirs, voir le monde et l’écrire. Ce jour-là, sous la pluie, il se souvenait de ce voyage qu’il avait fait avec son père quelques années plus tôt, il l’avait accompagné un été dans sa tournée des phares, ils étaient partis du quai juste en face de chez moi. Ils avaient vu Muckle Flugga. Une île de rocher noir posée sur la mer sombre et sous les nuages gris. En haut était posé le phare si blanc. Il y avait eu une éclaircie, la lumière s’était arrêtée sur le phare et sur le sommet de l’île, les gardiens avaient ouvert la porte et faisaient silhouettes tout en haut du grand mur, les oiseaux, le bruit du vent. Les vagues qui venaient baiser les pieds de l’île, avant de se retirer en fausses modestes, tête haute, avec ce respect de façade qu’ont les vassaux vaincus qui peaufinent leur vengeance derrière leur soumission. Muckle Flugga l’avait touché, marqué, harponné. Pour faire revivre le souvenir, il venait de temps en temps se promener sur ce quai et regarder la mer en pensant que les vagues, si sages dans le port avaient peut-être connu, en suivant les courants, les parages de l’île, les rochers des Shetland. La pluie s’était un peu arrêtée, il a regardé l’heure, m’a remercié pour le café, pour l’écoute et l’abri et puis il est parti. Je l’ai revu quelquefois, mais on ne parlait plus comme ce jour de novembre, juste les dernières nouvelles et des banalités, mais c’est depuis ce jour que je m’intéresse aux livres, aux mondes qui sont dedans. Quand je peux en trouver, je les cache sous le comptoir pour qu’il soient à l’abri les soirs de grande bagarre. Mais dés que j’ai du temps, je file entre les pages pour vivre loin de mon bout de quai, d’autres vies que la mienne

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.