#anthologie #17 | lettres Karen et George

Très chère Karen,

J’ai pris la résolution de rester ici tout l’hiver, un merveilleux hiver qui règne en Berry Il est une heure du matin je viens d’embrasser mes enfants, je suis lasse d’avoir passé la nuit dernière à faire le costume complet d’une grande poupée pour Aurore, mais je ne veux point aller me coucher sans t’embrasser.

Très chère George,

En Afrique dès le soleil couché l’air se charge de vie animale, les cigales poussent leur chant interminable dans les hautes herbes, les parfums coulent sur la terre et les étoiles filantes roulent dans le ciel comme des larmes sur les joues. Les jeunes gens de la ferme passent devant moi, deux ou trois à la fois à cette heure ils ne travaillent plus pour moi, ce qu’ils font alors ne me regarde pas. Hâte d’avoir de tes nouvelles.

Je t’embrasse bien fort. Karen

Très chère Karen,

Je t’ai dit, je crois que j’avais fait une pièce en revenant de Paris. Ils l’ont trouvée bien, mais je ne veux pas qu’on la joue au printemps et leur fin d’hiver est remplie. Je ne suis pas pressée. J’ai le temps, je fais mon petit roman de tous les ans, quand j’ai une ou deux heures pour m’y remettre ; il ne me déplaît pas d’être empêchée d’y penser. Ça le mûrit. J’ai toujours avant de m’endormir un petit quart d’heure agréable pour le continuer dans ma tête ; voilà ! Prends soin de toi, merci de ne point m’oublier.

Ton amie George

Très chère George,

Kamante mon cuisinier dont je t’ai déjà parlé m’a posé la question : « Msabu, est-ce que tu crois que tu es capable d’écrire un livre ? » Je répondis que je l’espérais. Après un long silence, il me dit : « je ne le crois pas. » Je n’avais personne d’autre à qui parler de mon livre, je posai donc mes feuillets et lui demandai pourquoi il ne me croyait pas. Il avait l’Odyssée dans son dos et le déposa lourdement sur la table « Regarde ça c’est un bon libre. Il se tient bien, du début à la fin. Même si on le prend par le dos, même si on le secoue fortement, il ne se défait pas. L’homme qui l’a écrit était sage. Mais toi ce que tu écris, ce n’est pas clair. Il y a un bout ici, un autre là. Quand les employés entrent et oublient de fermer la porte, ça s’envole et ça tombe par terre, et tu es très fâchée. Ça ne peut pas faire un bon livre.» Quelques jours plus tard, j’entendis Kamante expliquer aux autres domestiques que les Blancs d’Europe pouvaient faire tenir le livre que j’étais en train d’écrire, et que, en dépensant énormément d’argent, il pourrait même être aussi dur que l’Odyssée qu’il leur montra.

Très chère George, je te souhaite tout le succès que tu mérites.

Je t’embrasse tendrement. Karen

Nb Extraits du livre de Karen Blixen La ferme africaine

et du livre Correspondance George Sand Gustave Flaubert

A propos de Marie Moscardini

«Après une formation à Aleph en 2014, j'anime des ateliers d'écriture dans une petite ville de Saône et Loire.» Voir son site Nouvelles à écrire.

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