#anthologie #17 | L’écrivain à succès et son interlocutrice muette

Un écrivain ne peut faire que des suppositions, rien d’autre. Et préserver le mystère quand il n’y a plus rien d’utile à dévoiler. Avec des bribes de réalité, il fabrique des histoires qui auraient pu se passer, qui auraient pu être réelles. Aristote a déjà tout dit sur ce sujet. Mais, il y a toujours une part de nous-mêmes qui se glisse dans les existences que nous reconstruisons. Tous ces événements traumatiques que je fais vivre à mes personnages, ces actes irréparables, c’est bien sûr de moi que je parle, même si je n’ai jamais commis aucun crime, la conscience lourde qui m’étouffe est si souvent présente en moi que je peux parfaitement la décrire. Les univers que je crée sont tout entiers construits avec les barreaux qui enferment ma propre vie. Alors, nos personnages deviennent un prétexte bien trouvé pour parler de tout cela. En même temps, c’est quelqu’un d’autre qui m’autorise à parler en mon nom, c’est la vie d’un autre, pas la mienne.

Oui, on y trouve une certaine joie amère, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que, plus on écrit, plus on cache ce qui est vraiment important. Il y a des livres qu’on ne pourra jamais écrire, écrire bien, je veux dire, il faut savoir accepter ce fait, comme on accepte une étourderie. Surtout ne pas chercher de mauvaises excuses. On peut être écrivain sans savoir écrire une histoire. Il faut humblement se retrancher dans ce qu’on sait faire plus ou moins bien et admirer ce que les autres savent faire beaucoup mieux que nous. Aucune histoire n’est à proscrire ou à mépriser. Elle nait de l’effort naïf, peut-être, ambitieux, sans doute, de présenter un monde qui change, un monde avec son lointain horizon que quelqu’un, dans sa grandeur ou sa folie, veut atteindre. Cet effort c’est aussi l’effort de l’écrivain voulant venir à bout de son récit.  Mais il me manque une certaine désinvolture. Les débuts sont faciles, les fins douloureuses, pénibles, impossibles, donc. J’ai alors l’impression de me débarrasser de mes personnages comme on se débarrasse de gens qui importunent. On pourrait parler de trahison, mais ce n’est pas cela. C’est le fait de n’être pas capable de m’infiltrer en eux au point de sentir leur moelle et leurs os, la force presque machiavélique qui les pousse à agir. J’ai essayé de corriger ces maladresses. Ou d’éviter les écueils. Je me suis retranché sur des histoires plus simples, statiques, des accumulations, des faits-divers cocasses, sans intrigue, des choses du passé, immuables.

Cependant, à un certain moment, on découvre que l’on est médiocre. Dans mon cas, médiocre et à succès. Mes bouquins se vendent bien, j’ai un nombre incalculable de lecteurs qui m’admirent. Les séances de présentation d’un nouveau livre sont bourrées de monde. De quoi dois-je me plaindre ? De moi-même, bien-sûr, qui ne suis pas dupe de cette gloire immédiate. J’en connais tous les ingrédients et je me demande quand arrivera le jour où quelqu’un m’arrachera le masque que trop visiblement je porte. J’essaie de faire mieux à chaque nouveau livre, j’essaie de me frayer d’autres chemins, plus arides, mais je bute toujours sur les mêmes obstacles. Un nouveau livre est une nouvelle défaite qui cause des ravages chaque fois plus profonds. Pourquoi insister alors ? Je ne sais rien faire d’autre. Et je ne suis pas encore arrivé à l’âge où tout devient dérisoire. Je suis en revanche un très bon lecteur, capable de discerner le génie là où beaucoup ne voient que des aberrations, perçant chez bon nombre d’auteurs dits consacrés le mensonge et les trucs faciles. Je flaire les imitateurs de loin, des gens qui croient que faire côtoyer certains mots, certaines phrases, mettre dans la bouche de leurs personnages des propos à la fois banals et snobes est susceptible d’épater quelques lecteurs. Ils pensent qu’il leur suffit de décrire certains gestes pour que ceux-ci acquièrent une signification spéciale. Cela ne fonctionne pas comme ça.

Recommencer toujours, regarder le moins possible en arrière, croire à quelque chose de mieux, préserver l’idée de la bonté humaine, malgré les êtres abjects que, fatalement, on finit par rencontrer sur notre chemin. Ne jamais se dévier de notre propre vérité. J’ai écrit il y a longtemps une histoire, jamais publiée, sur un écrivain qui devenait fou, en proie à des hallucinations atroces, victime des malheurs qu’il décrivait dans ses livres. Un pauvre être solitaire noyé dans l’idée de sa grandeur. Cette histoire constitue la limite que je ne peux en aucun cas dépasser. Mais en serai-je capable ? Et si ce n’était qu’en la dépassant que je me dépasserai moi-même ? Cela suffit maintenant, je vais devoir mettre un terme à notre conversation. J’ai besoin d’un verre et je bois toujours seul.

A propos de Helena Barroso

Je vis à Lisbonne, mais il est peut-être temps de partir à nouveau et d'aller découvrir d'autres parages. Je suis professeure depuis près de trente ans, si bien que je commence à penser qu'autre chose serait une bonne chose à faire. Je peux dire que déménagement me définirait plutôt bien.

4 commentaires à propos de “#anthologie #17 | L’écrivain à succès et son interlocutrice muette”

  1. te voilà auteur à succès mais demeurant dans la médiocrité… je crois en reconnaître quelques uns ! (sourire)
    te glisser dans la peau de cet auteur en guise de rencontre, hors fascination, voilà ta réponse à l’exercice, encore une facette de ce que tu sais faire, toi qui n’aime pas les descriptions !!

  2. Merci Hélène pour ce très beau et passionnant texte de réflexion de cet écrivain à succès ! Une belle réponse à cette consigne pas simple (que j’ai personnellement mis en attente).