#anthologie #17 | fiction

– Monsieur… » commença-t-il, se levant brusquement, mais seulement à demi, du bureau qui barrait en son milieu une haute pièce donnant sur la mer Tyrrhénienne. Puis il se rassit, avec plus de délicatesse que sa forte corpulence l’aurait laissé prévoir. Un sourire s’esquissa sous des yeux clairs restés vifs, traçant une fine horizontale dans une tête dont la rondeur était soulignée par un socle de bajoues, et rehaussée par une couronne de cheveux crépus. Dans la lumière du matin, ils n’étaient pas gris, ils semblaient d’argent. S’il avait été surpris par mon irruption dans l’intimité de son cabinet d’écriture, sans qu’aucun domestique n’eût annoncé mon entrée, il n’était pas trompé par les habits d’homme que j’avais endossés pour voyager.

Il poursuivit donc : « Madame, je vous prie d’excuser ma méprise, causée par la distraction aux réalités du monde où me plonge l’abîme de la création. »

Cependant le grand écrivain, que l’on disait pourtant galant, ne se levât pas pour me saluer. Il est vrai que j’avais forcé sa porte. Il me rendait seulement mon impolitesse.

« Soyez la bienvenue. Mais dites-moi… comment êtes-vous entrée ? »

– Je vous salue, Monsieur, et laisse à votre imagination fertile le soin de démêler mon stratagème. J’arrive cette nuit de Paris et ce que j’ai à vous dire ne pouvait attendre vos heures de réception – qui sont d’ailleurs fort courtes et bien trop occupées, à ce que l’on m’a dit, pour que j’aie pu espérer un entretien avant plusieurs semaines.

– De nombreuses tâches m’incombent, mon enfant.

J’étais enfin devant lui. Je réprimais le tremblement que me causait le son de sa voix, et je le fixais aussi droit que mon courage et la réverbération de la mer par les hautes baies le permettaient. Il tenait toujours sa plume levée, prêt à se remettre à l’ouvrage dès qu’il aurait chassé mon importune présence, mais il ne donnait aucun signe d’impatience. Au contraire, il me regardait comme s’il buvait sur mon visage le nectar de ses descriptions à venir. La fatigue du voyage, la tension de l’affaire qui me menait à lui, les milles tourments de mon hésitation, tout ce qui pouvait passer sur mes traits, il l’observait et, pour ainsi dire, l’absorbait par un regard rendu plus transparent encore par l’épaisseur adipeuse de sa personne, pour le transformer, par je ne sais quel travail de filtration, en la matière dont il pétrirait bientôt ses personnages.

– Je sais, monsieur, que non content d’avoir été nommé directeur des fouilles de Pompéi par l’entremise de votre ami Garibaldi, vous publiez un journal…

L’Indipendente, pour vous servir.

–…qui ne manquera pas d’être intéressé par la révélation dont je vous porte la nouvelle.

– Vous oubliez l’essentiel, Madame, un roman pour lequel je ne ménage pas ma peine, à la gloire du patriotisme napolitain et à la honte de la tyrannie bourbonienne, qui fait revivre les grandes heures de la République parthénopéenne… »

Cela expliquait la tenue étrange que j’avais aperçue aux domestiques par l’entrebâillement des portes, en me glissant à travers le palais Chiatamone pour parvenir à lui : ils avaient l’air de sans-culotte, de soldats de l’an II.

– Savez-vous, jeune personne, » reprenait l’homme de plume, « que mon père fut de cette aventure, aux côtés de Championnet ? »

– Non, je l’avoue, j’ignorais avoir pour aïeul un héros de la liberté.

– Qu’avez-vous dit ?

– Que je suis née, Monsieur, il y a dix-neuf ans et sept mois, le 14 mars 1844, le jour-même où était publié le premier chapitre de vos Trois Mousquetaires. Et que vous êtes l’auteur de ma personne, comme vous êtes l’auteur de l’œuvre.

– Je ne crains pas le scandale, et encore moins la paternité. Si ce que vous me dites est vrai…

– J’en ai ici la preuve, dis-je en sortant de la poche intérieure de ma veste encore poussiéreuse l’enveloppe timbrée reçue la veille de mon départ. Mon nom et mon adresse y étaient tracées avec une écriture dont la régularité trahissait la main d’un officier de l’état civil.

Alors seulement ses traits s’altérèrent.

– Et si ce n’est pas vrai, » ajouta Alexandre Dumas, « votre audace, votre insolence et votre ingéniosité devraient me pousser à vous adopter sur-le-champ. »

La tête renversée, il partit d’un grand rire qui s’en alla rouler sur les grenadiers, les orangers et les lauriers-roses, s’entendre à la surface du golfe de Naples tout entier, du Vésuve fumant au cap Misène, et réveiller sans doute le spectre de Tibère sur les hauteurs de Capri dont la forme se reflétait au loin par l’ouverture de la fenêtre dans le miroir bleu de la Méditerranée.

A propos de Laure Humbel

Site internet : Sur mes tablettes, laurehumbel.fr. Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu en juillet 2024, s'intitulera «BigBang».

3 commentaires à propos de “#anthologie #17 | fiction”

  1. Rétroliens : #anthologie #18 | photoscopie – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer

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