#anthologie #17 | de sa voix grave

J’étais en vacances à la Martinique, et comme une évidence, je devais passer au Diamant. Il m’avait donné rendez-vous, quand on s’était rencontrés à la Maison de l’Amérique latine, « tu peux passer me voir si un jour tu te décides à traverser l’Atlantique ». J’avais répondu évasivement, entre deux conférences que je suivais sur ses travaux. J’avais l’impression que c’était une offre en l’air, une manière de se dire au revoir et ainsi promettre qu’on se reverra mais sans engagement. 

J’ai été étonnée de voir qu’il avait répondu à mon courrier et me donnait même son numéro de téléphone pour que je l’appelle quand nous serions à la Martinique.
C’est un dimanche et nous sommes invités en fin d’après-midi pour dîner.
A peine arrivés, nous voilà presque en famille, nous qui avions laissé notre fille à Paris à la garde d’amis, nous nous retrouvons entre Sylvie, Edouard et le petit Mathieu dans une atmosphère familière. Très vite Edouard Glissant me fit signe « viens ! Il faut que je te montre quelque chose avant que la nuit tombe ». On part pour le Cap 110.

Les quinze statues blanches massives serrées les unes contre les autres, tête baissée et pieds dans le sol sont là devant moi. Par leur taille et leur lourdeur, je ressens physiquement l’accablement, le poids des chaînes, leurs corps affligés, leur désespoir. Je regarde l’horizon, la mer s’obscurcit au diapason du ciel, les larmes montent avec la nuit. Je pleure pour tous ceux, entassés dans les cales, esclaves des armateurs, enchaînés, niés, vendus comme marchandises, tués dans ce que l’Histoire a appelé  le Commerce triangulaire.
Il ne dit rien, respecte mon recueillement, mon émotion, je le sens lui aussi ému et à la fois fier de l’œuvre monumentale réalisée pour interpeler le monde sur la tragédie de la traite négrière. De sa voix grave, il évoque la créolisation, le partage et le mélange des cultures qui, dit-il, nous vient de l’expérience de l’esclavage, du rôle et du travail des esclaves eux-mêmes. Sa voix monte légèrement dans les aigus à la fin de chaque phrase. Je l’écoute, émue d’être là en sa compagnie.

Il rompt le moment par un tonitruant « et si on allait boire un coup, j’ai vu que ton homme avait apporté une bonne bouteille ! »
Sylvie, Christian et le jeune Mathieu ont dressé une table colorée avec de très bonnes choses à picorer. Très vite les deux ogres commencent les hostilités, comme ils disent. Et dans la nuit, au milieu des rires, entre deux bouchées épicées, on les voit trinquer en mimant certains alcooliques… Demain j’arrête !
Moi je déguste l’instant les crevettes délicieuses, j’en ai plein les doigts et les papilles, Mathieu s’est endormi sur le canapé, Sylvie me balance des clins d’œil complices.

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