#anthologie # 17 | Dante Sauveur

La maison perchée sur un roc brillait comme un phare dans la nuit, tous lampions dehors, la cour dallée enserrée dans un muret de pierres sèches accueillait déjà une quinzaine d’invités, les tables se garnissaient de petits fours, de tartelettes, de pélardons, de fruits, de salades, l’hôtesse multipliant ses va-et-vient entre la cuisine et l’extérieur. On attendait encore du monde, la table ne cesserait au fil des heures de se charger en nourriture. Depuis l’escalier qui grimpe sur la terrasse, dans la pénombre et l’air doux, elle reconnaît sa voix, passionnée, ardente. Elle cherche des yeux celui qui parle d’un de ses opéras, et à ce qu’il en dit elle sait qu’il s’agit de « L’inconnu n° 5 », dont elle connaît le titre dans toute sa longueur : L’inconnu n°5 du fossé des fusillés du pentagone d’Arras. Monté avec un public de banlieusards, d’exclus. Elle en était. Avec lui, elle a rencontré Jean Cavailles et son Jean à elle, qui lui tient la main en ce moment précis. Il a surpris son émotion. Elle lui dit à mi-voix : « Approchons-nous, il est arrivé, c’est lui ». Les deux jeunes gens s’agglutinent autour des quelques personnes qui entourent l’homme de théâtre, vite rattrapés par les derniers arrivants. On s’empresse autour de celui qui fait l’honneur à ce couple de galeristes, vacanciers en Cévennes, de séjourner dans leur demeure. Armand Gatti bouge les bras en parlant, il écarquille les yeux, plonge au fond des vôtres. Il répond aux questions sans consensus, sa voix roule, convaincante. Il y a là gens de théâtre et écrivains amateurs, peintres, danseurs, alors il parle de l’écriture du corps aussi importante que celle de la main, il évoque son maître, Henri Michaux, lui enjoignant « d’écrire toujours pour une seule personne, parce qu’avec deux commencent les malentendus ». Elle se souvient à Sarcelles des répétitions où il restait assis sur un siège bas, pieds bien au sol, écartés, donnant ses instructions aux comédiens, elle se souvient comment à ses genoux, il lui avait parlé de ses mains à elle, les comparant à un tableau de Cranach l’Ancien. Elle se souvient avoir cherché en rentrant chez elle les tableaux de ce peintre inconnu dans un dictionnaire illustré. Elle se souvient qu’elle ne comprenait pas tout ce qu’il racontait, parfois elle s’envolait vers son moi inconnu, sans numéro, pour rechercher en elle ce qu’exigeait l’homme en face de tous ces comédiens issus d’une vie de déshérités : clarté et intelligence sur scène, et surtout pas de pathos. Sa rencontre avec son Jean datait de la fin de ces années 1990, quand elle traînait en banlieue nord parisienne sa révolte de jeune adulte. Aujourd’hui, quelques années plus tard, elle comprenait comment cet homme lui avait rendu le pouvoir de la parole, lui donnant avec quelques noms de grands poètes l’accès au langage et à la rencontre. Dans un rayon de lumière, elle croise le regard de celui qu’elle appelle son Sauveur. Elle ne saurait dire s’il la reconnaît, mais il s’attarde sur son regard, la prenant à témoin de son souhait immédiat, sourcils levés : « Et si on goûtait un peu à ces bonnes choses ? ».

A propos de Marlen Sauvage

Journaliste longtemps. Puis dans l'édition. Puis animatrice d'ateliers après une formation Elisabeth Bing et DUAAE à Montpellier. J'anime encore quelques stages d'écriture, ai contribué aléatoirement au site des Cosaques des frontières, publié quelques livres – fictions et biofictions – participé à plusieurs ouvrages collectifs. Mon blog les ateliers du déluge.

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