#anthologie #17 | après

Non, bien sûr il n’y a pas de photo de ces quatre geôliers. Ils sourient, devant une des baies du salon, ils sont dans le jardinet et se tiennent par le bras, (de gauche à droite), Germano dans son costume d’ingénieur, qui fait un peu la figure sans porter de cravate, Prospero son tout petit sourire qui tient Lalla (ou Anna Laura ou Camille, c’est comme on veut) pimpante et à l’autre bras de la petite brunette et Mario qui lui aussi sourit, il porte un chapeau de paille, d’Italie, évidemment. Tout le monde face caméra regards caméra : personne ne bouge. C’est Aldo qui prend la photo (on l’aperçoit ou on le devine, oui, un peu dans le reflet que donne la vitre de la baie,comme une espèce de fantôme avec sa chevelure grise et blanche). Mais non, évidemment, elle n’existe pas

17.1 – Mario, au premier étage dans l’appartement, du 8 via Montalcini, le dimanche qui suit.

Après ça, il a bien fallu s’y mettre. Pendant ce week-end-là, celui du 13 mai. Il a bien fallu terminer ce qu’on avait commencé. Camille avait jeté la plupart des habits qu’il avait portés, il restait la mousse à raser et le rasoir sur la petit tablette au dessus du combiné toilette-lavabo de camping. Il a bien fallu s’occuper de tout ça, le lit de camp, les draps et la couverture. Le drap pendu au mur et les documents, on les a brûlés, tous, ils ne nous étaient de rien. La petite bible qu’il lisait tout le temps, je crois que Prospero l’a gardée, le magnétophone où on lui avait enregistré une messe au début de sa détention a été brisé, la bande magnétique brûlée. Les cartables, Camille les avait déjà réduits en petits morceaux qu’elle avait fait brûler avec les mauvaises herbes du jardin. Tout le monde sait que ce 9 mai-là était un mardi, et avant le dimanche, il fallait que tout soit en ordre. C’est quelque chose qui a été fait avec rage. La rage nous prenait, Prospero et moi, oui, parce que nous n’avions rien obtenu. Nous n’avions plus rien. Je l’avais exécuté, lui, fatalement, mais son dieu même ne lui avait servi à rien. Il était parti, il s’en était allé. Nous avons attaqués les parpaings que nous avions montés avec soin trois mois plus tôt. Je me souviens des efforts pour ne pas faire de bruit, des linges qui entouraient nos masses, de nos regards aussi. C’est comme si nous étions possédés. Germano s’était enfui, le matin même, vers huit heures, m’a dit Camille : il était parti et nous ne l’avons plus jamais revu. C’est comme s’il s’était fondu dans le monde. Ils l’ont chopé quelques années plus tard. Il avait été contre, comme Valerio et Adriana : mais après ? Ne fallait-il pas continuer la lutte ? Fallait-il laisser là notre honneur de guerrilleros, nous humilier à ne rien faire ? Temporiser encore, malgré l’ultimatum ? Quand bien même rien n’avait été acquis, nous avions notre réputation, notre foi dans l’ultime nécessité et notre croyance dans l’aboutissement de nos valeurs. Avions-nous plié ? Qu’on ne vienne pas nous raconter que nous avons eu tort : nous étions tous ensemble, unis contre cet ennemi que nous n’avions pas vaincu, peut-être, mais nous avions montré notre force et notre détermination. Celle-là même qui nous faisait agir contre les murs de cette prison. Contre les illusions, contre les faux-semblants, contre leurs hypocrisies, leurs mensonges et leurs calomnies. Et à chacun des coups portés contre ces parpaings imbéciles, c’est un peu de notre foi qui se manifestait. Nous avions détruit le mur, nous avions détruit les portes, et nous étions reparti le dimanche soir, Prospero et moi. Restait à présent à nous fondre à notre tour, mais à continuer, continuer encore jusqu’à ce que les choses cèdent et que nous soyons entendus qu’on nous rende raison et compte des agissements des multinationales et des liens tissés avec elles par le pouvoir.

17.2 – Germano, vers sept heures et demie, via Caetani – le 9 Mai – et après

Je n’étais pas d’accord. Après l’ai-je jamais été ? C’est vrai, j’ai démonté graissé remonté la sten (ou était-ce le skorpion ? je ne sais plus), trois fois pour qu’elle ne s’enraye pas, je suis un peu responsable des deux rafales – à l’arrière de l’auto, il était sous son plaid, il avait fermé les yeux – les tirs étaient étouffés par un silencieux que j’avais fabriqué à la fin avril – les onze douilles ont cliqueté sur le béton du garage – j’ai conduit la voiture jusqu’à sa place, il y avait dans l’habitacle l’odeur de son sang, Mario avait quelque chose de prostré, je lui ai demandé d’ouvrir sa fenêtre il n’a pas compris – le chemin était long, mais à cette heure-là – avant sept heures – la Magliana est encore praticable – nous avons croisé des voitures de carabiniers, on passait simplement – je ne crois pas que nous ayons échangé un mot : je n’avais plus rien à lui dire – je crois que c’était Bruno qui avait gardé la place, je l’ai vu s’en aller au bout de la rue – pas un traître mot, j’ai garé l’auto, je suis descendu et je suis parti – lui vers la rue du Dauphin, moi celle des Boutiques Obscures, j’ai pris à gauche et je suis parti – je ne les ai plus revus – l’exécution m’avait été insupportable, je n’étais pas d’accord et je ne le suis toujours pas, je me disais qu’il fallait attendre, qu’ils allaient céder bien sûr, il ne pouvait en être autrement, ils allaient céder, faire attendre, c’est certain mais céder c’était tout aussi certain, c’était à qui céderait le premier et c’est nous qui y avons été aveugles et sourds – le relâcher aurait été intelligent, il ne nous aurait pas trahi il n’aurait pas pu il ne savait rien – il se savait parfaitement complètement largué, ses amis il n’en avait plus, Zaccagnini pleurait c’était tout, Andreotti ce chien galeux et mafieux se frottait les mains, le pape était sénile et l’avait largué, il ne lui restait que sa famille et qu’est-ce que c’est une famille dans ces tractations ? Rien. Rien de rien. Je me suis tranquillement fait oublier mais je me suis fait arrêter en 82, j’ai pris quatre ans que j’ai faits – ces années-là, les suivantes, étaient les pires – puis il a fallu qu’une repentie se désiste, il a bien fallu qu’ils me trouvent, m’accusent, me condamnent à nouveau mais moi je n’avais pas tiré, moi j’étais complice mais je n’étais pas d’accord pour la mise à mort, non, pas pour la mort non,pas la mort – ils me jettent à Rebbebia. Vingt-quatre ans. C’est là qu’un samedi, à la fin du mois d’août, un an après le début du deuxième millénaire de cette ère maudite s’est rompu un de mes anévrismes – ou que de battre mon cœur s’est arrêté – ou qu’on m’a suicidé

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

3 commentaires à propos de “#anthologie #17 | après”

  1. « il a bien fallu  » toujours grande force de ce récit qui s’étoile en contributions