#anthologie #17 | Alejandra

Elle m’écrivait qu’un bleu profond jusqu’au sommeil hisserait cet amour de l’autre côté des barreaux des fenêtres de la folie. Et qu’un regard semblable au mien raviverait la couleur exténuée de toute chose. Elle l’écrivait sur des post-its. Elle les laissait bien en évidence sur la table du salon, parmi les bouteilles et les miettes. Je me souviens de ses mots comme des aiguilles. Elle m’écrivait que ça finirait par s’estomper (parmi les plis), ce désir insensé d’aurore à perdre gorge. Elle disait aussi que cet amour-là, cet amour inespéré, elle aimait le vivre à l’ombre des regards. Que c’était mieux comme ça, notre amour comme un secret. Bien enfoui dans le corps. Le poing fermé dans la parole. Et puis le soir, la petite lumière. Les cris. C’était encore les peurs de sa vie d’avant. Elle me regardait droit dans les yeux. Tu sais rien ne distingue les souvenirs des autres moments. Elle aimait me raconter des histoires de précipice. Dire qu’il suffisait d’un geste, ou d’un mouvement trop brusque, pour descendre les yeux ouverts à l’intérieur du gouffre. Elle écrivait tout le temps. Partout. Elle barbouillait nos murs de phrases. De poèmes. D’incantations qu’elle récitait dans toutes les pièces. Je l’entendais au loin. Sa voix me terrifiait. Dans notre chambre, sur un petit tableau noir, elle avait inscrit à la craie ces mots : l’arrachement des tissus se remémore comme la nuit parfois nous précipite.

Dans la nuit du 25 septembre 1972, Alejandra Pizarnik ingère une dose de psychotropes qui lui est fatale. On raconte que sur un petit tableau noir où elle traçait à la craie des ébauches de poèmes, on retrouva ces vers : Créature en prière / en rage contre la brume // écrit / au / crépuscule // contre l’opacité // je ne veux plus aller / nulle part / qu’au tréfonds // oh vie / oh langage / oh Isidore //

A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.

5 commentaires à propos de “#anthologie #17 | Alejandra”

  1. Merci pour ce beau texte. Merci pour: « un bleu profond jusqu’au sommeil » , « descendre les yeux ouverts à l’intérieur du gouffre » , entre autres…

    • Merci Natacha pour ces mots qui touchent et qui aident à pousser la langue toujours plus loin comme dirait ce bon François (oups faut que j’aille prendre l’air moi ! même pas fait exprès) ! A bientôt dans vos textes !

  2. Camilleeee!!! Quelle puissance ce texte!
    depuis le tout debut: Elle m’écrivait
    Te mettre / Mettre le narrateur dans cette position si forte de destinataire de l’amour de Alejandra Pizarnik, rentre de manière si intime dans la poésie de cette poétesse et en faire la tienne, dans sa souffrance et en faire la nôtre. Merci Camille, chapeau, tanto di cappello! poursuis stp!