Lautaro ne dormait pas
27 décembre 1990, Carrer del Lloro, Blanes, Espagne
J’étais monté quatre à quatre, une bouteille de vin à la main. La porte de l’appartement était entrouverte, je n’avais qu’à entrer. Roberto Bolańo m’accueillit une cigarette à la main et le sourire affectueux. Derrière lui, Carolina essayait de calmer Lautaro. Elle me sourit aussi, m’indiquant d’un haussement d’épaule que le gamin n’arrivait pas à s’endormir. Elle s’assit sur une chaise de la cuisine, remonta son pull et lui donna le sein. Lautaro s’endormit en tétant. Il s’était endormi vite, le temps que Roberto me serve une bière et se fasse un café. Il me parlait de poésie, d’auteurs que je ne connaissais pas. Il avait encore peu écrit. J’avais lu dans une traduction anglaise Consejos de un discípulo de Morrison a un fanático de Joyce et quelques poèmes. Je me souviens que Carolina nous avait rejoints après avoir couché Lautaro. Je me souviens d’un livre de Borges, posé à côté de la machine à écrire, Historia universal de la infamia, la version originale de 1935. Je me souviens que je me sentais bien et que nous avions mangé des calamars. Je me souviens que j’étais parti très tard. C’est quand même pas grand chose comme souvenirs.
—
Le chapeau de champignol
12 octobre 1889, 28, boulevard des Italiens, Paris
L’entrée dans cet appartement est aussi son entrée dans sa vie d’adulte. Elle a été placée là peu de temps après son premier séjour à Paris. Elle travaillait pour madame Vial, la modiste. L’appartement au premier étage avait deux pièces, une chambre sur cour et l’atelier de confection qui donnait sur le boulevard. Il profitait de la lumière venant de la fenêtre. Elle a aimé apprendre à faire des chapeaux avec madame Vial. C’était la première fois qu’elle était chez une patronne et Madame Vial était patiente et rapide. Elle pouvait rattraper ce qu’elle avait raté ou qu’elle avait mis trop de temps à faire. Madame Vial n’élevait jamais la voix. Lorsqu’elle voyait que le chapeau ne se terminait pas assez vite, elle disait simplement donne-moi ça et finissait le travail. Dans l’immeuble de Madame Vial, était installé le théâtre des Nouveautés. On y jouait Champignol malgré lui, avec Germain. Et c’est comme ça qu’Émélie a découvert le théâtre. Madame Vial fournissait les chapeaux pour les comédies. Elle fabriquait aussi bien les chapeaux d’hommes que des chapeaux de femmes. Elle était d’une certaine manière la modiste officielle du théâtre. Un jour qu’elle est descendu livrer le chapeau que devait porte Germain, une casquette rouge plutôt avec une visière noire, elle avait dit à Émélie, reste ma fille, regarde les jouer, tu vas voir, ça va te plaire.
—
Le jour d’avant la dernière perf
16 novembre 2004, Los Angeles, Californie
C’est Ron qui m’a déposé chez HannaH et Mark, à première vue dans un quartier résidentiel. Ils avaient une maison assez grande. Black neighborhood, me dit HannaH. C’est difficile pour nous. HannaH et Mark sont les seuls Blancs du quartier, avec Ron et moi désormais. Je comprendrai vite que ça ne va pas de soi à L.A. Leur cuisine ressemble à une cuisine des années soixante, le buffet, le frigo et la cuisinière surtout. Ils sont d’époque mais on en reprend le design pour vendre des produits neufs à l’allure vintage. Dans la cuisine, nous nous asseyons autour de la table en bois, comme si nous allions jouer aux cartes. HannaH nous sert un café dans un mug et se sert un thé. L’ambiance est à la douceur. La discussion pourtant est politique. Ni HannaH, ni Mark, ni Ron ne trouvent drôle que le Governator ait soutenu Bush qui vient d’être réélu. De Bush, ils sont consternés. Ils le trouvent idiot. Je me demande comment un idiot peut devenir président des États-Unis. Mark dispose sur la table du guacamole, du houmous de betterave, des nachos. Ron demande à HannaH et Mark comment ils se sentent pour le lendemain et ce qu’ils annoncent comme étant leur dernière performance. HannaH répond en souriant. Je sens quelque chose comme de l’inquiétude dans le regard que Mark porte sur elle, mais cela passe très vite, et je ne suis pas sûr de ce que j’ai vu. Il enchaîne avec un sourire lui aussi. Ils sont impatients et confiants. La salle sera pleine. La presse sera là. Ils ont déjà eu de nombreux contacts. Mark me demande si je veux en être. Je ne comprends pas. Il me redemande si je veux en être. Je lui réponds que j’ai déjà pris ma place. Il me dit que je peux être de la performance. Il faudra simplement que je me costume et que je sois là, à l’entrée des spectateurs, dans le long couloir. C’est tout.
—
ils ont bombardé Saint-É
26 mai 1944, 11h, boulevard Fayol, Firminy, France
Isidore a monté les escaliers en courant, il est entré dans l’appartement sans frapper. Pierre était assis face à lui, de l’autre côté de la table. Marie avait la tête sur son épaule, les mains croisés. Je crois bien qu’elle priait. Isidore criait ils ont bombardé Saint-E, ils ont bombardé Saint-E. C’est pas les Allemands, c’est les Américains. Pierre lui dit qu’il le sait, qu’il a vu passer les avions. Ils restent un moment comme ça, Marie mains serrées à hauteur de poitrine, tête posée sur l’épaule de Pierre qui la serre contre lui, Isidore comme suspendu sur le pas de la porte, le poids du corps en avant. Pierre dégage doucement son bras, il passe sa main à plat dans le dos de Marie qui se redresse sur sa chaise. Tu veux pas boire un canon? demande-t-il à Isidore? Ah si, je veux bien.
Pierre se lève. Il va chercher la bouteille et deux verres dans le buffet. Et toi, Marie, tu veux pas un café? Oh si, je veux bien un café. Il pose les deux verres sur la table, les remplit à ras bord. Il prend la cafetière sur le coin de la cuisinière, en sert un demi bol à Marie, prend sur le rebord de la fenêtre la carafe de lait, en verse quelques gouttes dans le bol. Ils sont servis tous les trois. Les deux hommes prennent leur verre. Et oui, dit Marie. C’est pas encore fini.
—
Les séquoias
29 juillet 1916, Glen Ellen, Californie
Le soleil était encore haut quand je suis arrivé chez Jack. Il m’attendait en haut des marches. Il se tenait à la poutre de la véranda. Il me sourit mais je l’ai trouvé fatigué, le visage rougi. Il m’a demandé comment avait été le voyage et sans attendre ma réponse m’a dit qu’il m’attendait plus tôt. Il a ouvert la porte et s’est effacé pour me laisser passer. Charmian est arrivée et m’a serré dans ses bras. Nous sommes passés dans le salon. Près du fauteuil de Jack, il y avait un verre de whisky déjà rempli. Avant de s’asseoir, il m’a demandé si j’en voulais un. Il se tenait au dossier. Il était essoufflé. J’ai accepté. Charmian n’en a pas voulu. Après m’avoir servi, il s’est laissé tomber dans le fauteuil en soufflant. Charmian s’est assise sur l’accoudoir le bras sur les épaules de Jack. J’ai regardé par la fenêtre. Je lui ai demandé pourquoi il avait coupé les séquoias. Ils avaient brûlé eux-aussi. Il fallait les abattre. Quand il a dit ça, son visage s’est fermé. Il a pris son verre, bu une bonne rasade, fermé les yeux. Il l’a reposé presque vide. Il a vu que je le regardais sans savoir quoi lui dire. J’ai compris qu’il avait déjà beaucoup bu. Tu sais, Joe, je suis malade. J’ai du mal à faire le tour du ranch. Je tire la patte. Charmian lui caressait la tête. Il y a eu un silence, long. C’est lui qui l’a rompu. Je suis content que tu sois venu.
ne méritais pasn moi qui me suis endormie au moment d’aller écouter un ami dire du Giono, le plaisir d’entrer chez Bolaño, d’avoir envie de dire à Don qu’il a raison plus encore qu’il ne le pense qu’on peut être idiot et Président des Etats Unis, de savourer ces rencontres indiscrètement … mais Merci
merci Brigitte pour ce passage, tous ces lieux sont très accueillants en effet
… on a les couleurs, les parfums, le café le whisky le guacamole.. quelle ballade rafraichissante pour un dimanche soir… englué… merci !
c’est quand on est bien accueilli qu’on a tout ça 😉
Rétroliens : #anthologie # 29 | on voit tout, on sait tout, on en témoigne – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer
Rétroliens : #anthologie # 28 | l’art en ital. dans le texte – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer