Elle est comme une femme de chambre. Elle attend qu’il revienne. Le facteur est passé ce matin. Il faudra payer le loyer. Avant elle savait faire. Avant elle marchait jusqu’au bureau de poste pour envoyer un chèque avec le petit coupon vert et blanc. La quittance de loyer. Elle s’en souvient. Elle gardait précieusement toutes celles de Vincent quand il était étudiant, même à la fin quand c’est lui qui payait toutes ses factures. Elle lui demandait de lui envoyer, au cas où. Au cas où quoi. Elle ne le savait pas elle-même, alors elle lui répondait toujours on ne sait jamais. Le boulanger est régulier dans sa tournée. C’est un petit village au bord de l’eau, c’est le bout du monde, plaisante-t-il avec elle. Il passe tous les jours. Le marché s’installe sur la petite place en face de leur maison deux fois par semaine. C’est bien assez pour elle. Le maraîcher lui demande souvent quand son mari reviendra. Elle ne veut pas le dire, ça ne les regarde pas. Est-ce que les autres disent qui ils attendent. Elle ne va pas bien vite depuis son infarctus. Son corps la pèse. Elle s’essouffle en quelques mètres alors elle prend le temps de voir venir. De toute façon elle est seule et personne ne viendra déjeuner. Ses voisins sont gentils. Surtout l’anglaise qui la salue quand elles se croisent. Elle est toujours bien coiffée, bien préparée. Elles essaient de parler un peu mais elle ne comprend pas l’anglais. On ne lui a jamais appris autre chose que la langue maternelle. Enfin ça lui fait une présence, quand elle l’aperçoit. Mais ce n’est pas ça la vie. Il manque quelqu’un dans la maison pour se taire ensemble. Une fois que les gens sont partis, que les commerçants ont rangé leurs étalages, que les employés municipaux ont nettoyé la place, il faut sortir du jambon, deux tranches de pain de mie, un peu de fromage râpé, faire réchauffer la soupe et se mettre au lit. Ne plus penser à son corps de femme. À ce qu’elle est devenue en vieillissant. Elle regarde son dentier sur la table de nuit. Le soir le champ est libre pour la rêverie qui s’arrête toujours quand ses dents touchent le fond du bol.
L’autre fois elle a vu des danseurs à la télé secouer leurs corps et sauter dans tous les sens. Elle n’est plus capable d’en faire autant mais elle aimerait bien sortir de temps en temps, voir un peu de monde, se sentir exister. Si Vincent habitait plus près, il pourrait venir la chercher en voiture et l’emmener quelque part, loin de cette maison et de sa maudite rivière. Elle a toujours aimé les paysages d’eau mais l’humidité lui donne des rhumatismes. Elle n’imaginait pas qu’elle serait si diminuée à la retraite de Jean, ni qu’elle se retrouverait si seule, si vieille. Quand il pleut sur les tuiles et que l’horizon est comme un torchon gris sur le ventre de la rivière, le visage affolé de Jean lui revient. Il traverse le jardin avec son seau à la main. Il sort de la maison et s’en va ruisselant vers les herbes froides et humides récupérer les parpaings agglutinés dans la cabane de jardin. Le propriétaire leur a dit, quand ils ont loué la maison, qu’elle était en zone inondable. C’est pour ça qu’elle n’était pas chère et que Jean a décidé, sans rien lui demander, que c’est là qu’ils habiteraient en attendant que sa mère meure. La vieille peau a la peau dure, ça peut durer longtemps. Les parpaings, c’est le propriétaire qui les a laissés là en cas de sinistre. La dernière fois, Ils ont monté tous leurs meubles dessus avec Vincent. Ils ont habité trois longues semaines chez les enfants. C’était long et humiliant. Surtout quand il y avait les parents de la petite. Au poste de radio, ils ont annoncé une tempête pour cette nuit. Elle a rangé son linge, fermé les volets et elle a écouté la pluie tomber sur la rivière. Demain, elle rangera tout dans la maison. Cette fois elle ne fera pas d’histoires. Du moment que Jean est content et que la pluie ne dure pas, tout ira bien. Elle regarde son téléphone. Il ne l’a pas appelée. Elle regarde ses messages, pour vérifier s’il ne lui a pas écrit. Pas un mot. Rien. De personne. Mais pourquoi espère-t-elle encore. Entre elle et Jean, tout le monde le sait, ça fait belle lurette que ce n’est plus le grand amour. Il n’était pas porté sur la chose de toute façon. Jean c’est un original. Oh et puis de toute façon, à cette heure-là, il dort. C’est normal qu’elle n’ait pas de nouvelle. Il lui a installé un petit réchaud et un chauffage d’appoint au grenier si jamais l’eau revenait à monter. On ne sait jamais. Mais Jean ne doit rentrer que dimanche prochain de ses réserves. Avec la tempête, le ferry devra peut-être attendre avant de traverser. C’est la dernière fois qu’il part sur son île. Il lui a promis qu’ils iraient en vacances l’année prochaine. Sept ans qu’ils ne sont pas partis. La dernière fois, ils avaient loué une petite maison en Dordogne. Vincent les avaient rejoints. Il n’était pas encore en couple avec la petite. Il n’avait pas d’enfant. C’était encore son petit garçon. Elle a perdu son fils. Ce n’est pas perdu le mot mais elle sent que ce n’est plus comme avant, qu’il ne compte plus vraiment sur eux.
Elle repense au monsieur du restaurant. La guinguette des Glycines. Il tourne. Il lui sourit. Il porte une chemise en lin et un parfum de ville. Ça lui rappelle la Grand’ Rive quand elle habitait avec David et François – son autre fils – à La Rochelle. Il lui sourit. Il la conseille. Il s’intéresse à elle. Et après il tape sa commande sur un boitier électronique. C’est moderne. C’est beaucoup plus moderne désormais. Elle est dépassée. Il lui offre un petit morceau de tarte aux pommes, tout ça pour faire comme d’habitude et ça lui fait plaisir. Ça fera un euro quarante pour le café, s’il vous plaît chère madame. Il est poli et gentil avec elle. C’est agréable les gens gentils, ça change. Demain avec la pluie qui tambourine ils seront fermés. C’est dommage, il ne lui reste plus grand chose à manger. Une poignée de radis avec du gros sel et du beurre écrasé sur le rebord de l’assiette, ça fera bien l’affaire. Elle mange assez comme ça. Jean l’emmènera faire ses courses quand il rentrera. De toute façon il n’a pas le choix, il n’y a plus rien dans le réfrigérateur et le marché n’est pas prêt de revenir s’installer avec un temps pareil. Autour de chez eux, si le boulanger et le maraîcher ne viennent pas, il n’y a rien avant des kilomètres. Le paysage dessine une rivière qui traverse des champs à perte de vue. Quand il pleut et qu’elle les inonde, on dirait de longs torchons sales et mal repassés. Plus haut, des ruines du château, on embrasse l’horizon et on constate les dégâts. C’est le seul point d’accès vers le village en cas de crue. Mais le reste du temps, des paysages comme celui-là attirent l’oeil. C’est pour ça que Vincent était heureux qu’ils s’installent ici. Il se voyait venir avec les enfants en vacances. Lui aussi avait imaginé autrement la retraite de son père. La première fois qu’ils sont venus les voir, ils ont bifurqué par le chemin en sommeil derrière le chai, pour monter au château. C’est une sorte de venelle, presque négligée, et si on n’y passe pas de temps en temps, les orties finiront par en tuer le tracé. Il pique déjà les jambes, et toute la nuit d’avant, elle n’a pensé qu’à lui. Du reste, à quoi sert-il ce chemin, si plus personne ne l’emprunte ? Elle se dit qu’elle y montera demain, enfin s’il s’arrête de pleuvoir. La dernière fois elle a fait un malaise. Elle s’est évanouie dans les bras de Jean. Juste un peu de fatigue. Elle doit se reposer cette nuit. Mais il faut qu’elle marche. C’est impératif. Son cardiologue lui a dit de marcher avec des bâtons pour entretenir son coeur, sans quoi elle pourrait faire une nouvelle attaque. Elle ne pourra pas le supporter. Ne plus pouvoir marcher avec son fils et ses petits-enfants. Ils parleraient d’elle et elle ne serait pas à côté pour entendre. Quelle idée insupportable. Pour son bien il faut qu’elle dorme mais la pluie tambourine de plus en plus fort sur les tuiles de la maison. Elle enrage. Jean lui a gâché les plus belles années de sa vie.
De l’autre côté de la rivière il y a la route. C’est par là qu’il s’en va. Qu’il part rejoindre sa petite maman dans sa maison. C’est pour ça qu’il fait des réserves pour habiter là-bas. Il ne supporte pas de payer encore un loyer à son âge. Il pense qu’il ne méritait pas ça. Trimer comme un chien alors qu’il est à la retraite. Elle a encore de la compassion pour lui mais elle déteste sa belle-mère. Ils sont venus dans cette maison ensemble, ils ont toujours été malheureux et tout ce qu’ils auront enduré dans leur vie, ils le doivent à cette femme méchante et acariâtre. Elle rêve de voir sa vieille carcasse couler tout au fond de la rivière qui les sépare. Ça fait une semaine que Jean est parti. Sa photo est accrochée dans sa chambre, en face de son lit. Un jour elle partira elle aussi, elle le sait bien. Mais ce sera différent. Ce ne sera pas pour aller faire des réserves. Il ne faut pas exagérer non plus, elle n’a plus l’âge. Il fallait qu’il choisisse une femme plus jeune. On sait comment finissent les femmes comme elle. En général, elles meurent seules, en pleine semaine, et on met plusieurs jours avant de s’apercevoir qu’elles sont mortes. L’odeur. C’est l’odeur qui alerte à chaque fois le voisinage. Il n’y aura pas beaucoup de monde à son enterrement. Ce serait normal, vu qu’elle ne va pas souvent aux enterrements des autres. Ce n’est pas de sa faute, elle ne conduit pas. Elle est tributaire de Jean. Il ne l’emmène jamais nulle part. La maison est pleine d’escargots quand il pleut. Elle ne comprend pas par où ils rentrent. En cuisinant, elle tombe souvent sur une cagouille. Elle la remet dans le jardin, aux pieds des roses trémières. Les premiers jours de crue, la dernière fois, elles étaient très nombreuses. Elle les avait mises dans une casserole et les avait mangées. Jean n’en avait pas voulu. Il disait qu’elle allait se rendre malade, qu’il fallait d’abord les faire baver. Mais elle sait mieux que lui qu’on ne fait pas baver les escargots avant de les manger. C’est une ancienne croyance. Parfois, il est plus archaïque qu’elle. Après s’être régalée, elle sème les coquilles dans le jardin, une par-ci, une par-là, c’est mieux, leur mort fait plus naturelle. Elle se demande à quoi ça sert de maquiller la mort d’un escargot. On pense à de drôle de choses la nuit quand on est seule et que la pluie vous empêche de dormir. Elle se lève sur la pointe des pieds pour aller chercher des gâteaux. C’est absurde. Il n’y a personne d’autre qu’elle dans la maison. Heureusement, s’il était là, il la disputerait. Depuis sa crise cardiaque, elle n’a plus le droit d’en manger. Elle a retiré ses dents. Elle mâche le petit biscuit fourré de chocolat à même les gencives. C’est moins pratique qu’avec le dentier mais au moins elle sent le goût du cacao qui réveille ses papilles. C’est bon. C’est bon ces petits plaisirs solitaires quand on est seule et abandonnée. Elle n’a que ça. Elle n’a plus que ça. Il ne lui reste plus que le ventre pour remplir encore un peu son corps. Elle sauterait par-dessus la rivière s’il le fallait pour manger du chocolat. L’autre jour, elle a entendu à la radio un anthropologue qui racontait que le secret de longévité d’une centenaire, d’elle ne sait plus quel village perdu au fin fond du monde, provenait de sa consommation excessive de chocolats. Elle rit toute seule en repensant à cette histoire. Elle aime bien les faits divers et les émissions qui racontent la vie des gens. C’est son ultime lien au monde quand il n’est pas là et que plus personne ne répond au téléphone. Vincent lui a acheté une enceinte Bluetooth mais elle ne sait pas s’en servir et il ne lui a pas montré comment il fallait faire. Il est comme son père, il est trop impatient. Elle ne sait plus comment le prendre. Il ne lui parle plus vraiment lui non plus. Quand il vient la voir, elle papote un peu, elle relance la conversation au moment où il monte dans la voiture. Il a du mal à partir avec elle. Elle lui fait signe longtemps de la main. Il la regarde dans son rétroviseur. Au loin, il a déjà disparu dans l’obscurité, sur une route qu’elle ne connaît pas. Demain c’est sûr elle l’appellera. Elle aimerait s’entretenir avec lui au sujet de la pluie.