#anthologie #16 | tétanie

Elle est assise à côté en face de lui et lui sourit. Elle sourit des lèvres, elle sourit des yeux. Ses yeux doivent parler. Dire qu’elle comprend. Qu’elle suit ce qu’il dit. Le cou, la tête acquiescent. Les lèvres fermées s’étirent, dessinent un sourire. Un sourire qui dit oui, je te suis, j’ai compris, je suis d’accord, je comprends de quoi tu parles. Ses yeux la trahissent-ils? Devine-t-il qu’elle ne sait pas qui est cette personne dont il parle? Un intellectuel, un homme politique, un écrivain? Sourire. Se taire. Acquiescer. Mais ses yeux? Comment leur donner cette lueur d’intelligence de celui, de celle- difficile pour celle, difficile pour elle- qui a compris, qui sait de quoi, de qui, on parle? La devine-t-il? Sait-il sa bêtise, son inculture? Sourire. Sourire du niais, du sot. Sourire de la niaise, de la sotte. Subir le discours. Toujours mieux que d’avoir à parler. Le laisser parler. Il aime parler. Il sait parler. Il sait tant de choses. 

Il saisit parfois de l’effroi dans son regard, comme un appel. Parfois un vide. Il a l’habitude. Les élèves d’abord. Et tant d’autres. Il parle pour lui. Il parle comme il pense. Il parle parce qu’il pense. Il pense tout le temps. Penser, verbaliser. Là il est a son affaire. Qu’elle se taise. Qu’elle se taise ou qu’elle parle, peu importe. Il habite sa pensée, la déploie, la creuse. La donne à entendre, la partage avec ses auditeurs. Son auditrice en ce moment. Il la subjugue. Elle lui sourit. Elle se réjouit de ce qu’il dit, de ses finesses intellectuelles, de son acuité, de sa force de raisonnement. Rares en sont capables, il le sait. 

Elle essaie des phrases dans sa tête, trébuche, escamote un nom propre, multiplie les bourdes. Incapable de penser. Il envahit tout l’espace de pensée. Ne laisse pas le moindre instant de silence.  Ne lui accorde aucune respiration. Sa phrase se développe, autonome, fluide. Les idées s’enchaînent. Elle pourrait tout au mieux dire une phrase. Pas deux. Une phrase déjà préparée, déjà formulée dans le silence, déjà travaillée dans le brouillon de son for intérieur, dans un tête-à-tête avec elle-même. Mais il envahit tout. Même ses muscles forcés à sourire, même son regard forcé à le regarder, même son attention forcée à soutenir son regard, à masquer le vide de l’intelligence, à masquer l’incompréhension, la solitude de celui, de celle -car c’est presque toujours une celle- qui ne comprend pas. 

Son larynx, sa gorge et tous ces organes dont elle ignore jusqu’au nom se sont fermés. Murée elle est. Plus un son ne pourra sortir désormais. Elle le sait. Le sourire devient rictus. Le voit-il? Le corps se tétanise. Elle n’est qu’écoute, acquiescement, masque de l’écoute, statue de l’interlocuteur, non, de l’auditeur, du réceptacle. Parlerait-il s’il était seul?  Penserait-il si bien s’il était seul? Sait-il qu’il a besoin d’elle, sait-il ce qu’il lui doit, à son écoute, à sa patience, à son silence? Il parle. Il a tant à dire, tant à penser. 

A propos de Betty Gomez

Lire certes, mais écrire...

Laisser un commentaire