Il est là le tréma.
« Ca commence à 11h30, on en a deux sur la terrasse. Mais comme il fait un peu froid, je leur ai dit qu’on verrait quand ils arriveraient. »
Je regarde le cahier de réservation. Effectivement il y a bien une réservation pour 11h30. Et d’autres s’égrenant jusqu’à 13h00. Que des deux. Les services qu’on préfère, surtout que le soir on a que des cinq, quatre et même six, parce qu’un enfant chez nous compte comme une personne. Donc quatre adultes et deux enfants, chez nous, ça fait six. On ne prend jamais plus de cinq, surtout le soir, mais comme la saison est étrange, parfois on dépasse la règle. Ca ne nous porte que très rarement bonheur.
Mes yeux se sont arrêtés sur le nom à côté de l’horaire de réservation : Youssef. O joie, ô rareté, ô craintes mêlées. J’adore prendre des réservations avec des noms aux consonnances arabes, mais j’ai toujours peur de ne pas être comprise, surtout ici où l’histoire individuelle de chaque un est priée de rester dans les casiers prévus à cet effet afin de ne pas perturber la chaîne de production du sens collectif. Hélas, j’oublie toujours que ma peau blanche les empêche souvent de comprendre pourquoi, comment, etc. Blanche sait que ça me fait plaisir par contre. Ce qu’elle ne sait pas, c’est qu’ à l’approche du 14 juillet, cela revêt une coloration encore plus chaude. A l’approche de son anniversaire. Que je n’ai plus fêté depuis si longtemps que je ne saurais pas calculer le nombre d’années. Quand viennent les feux d’artifice et autres joyeusetés populairement françaises, il m’arrive de penser à lui. Pas à chaque fois si j’essaye d’être complètement honnête. Il y a même eu une bonne décade pendant laquelle je n’ai pas du tout pensé à lui. Mais cette année, je n’ai pas arrêté.
Et quand ils arrivent, je ne trouve rien de mieux que d’aller fumer une clope. Parce que je l’avais déjà décidé cinq minutes avant, et surtout parce que je ne veux pas les traiter mieux, ou ne serait-ce que différemment que quelque autre client que ce soit. Je ne veux pas être vue, ni même entr’aperçue.
En revenant de ma satanée clope, j’entend Blanche discuter avec Youssef et la jeune femme asiatique qu’il a amené avec lui. Ils parlent de Shangai ? Je suis obligée de retourner fumer une clope. Je ne veux pas y croire. Je ne veux pas croire qu’un homme nommé Youssef parle de Shangai dans le salle de la Détente. C’est trop. Malheureusement pour moi, une cigarette ne dure que cinq minutes, je vais devoir y retourner. Quand je rentre dans la salle, j’essaye absolument de ne pas les regarder tout en restant courtoise assez pour passer pour une simple serveuse. Raté. Youssef a l’œil.
« -Vous êtes d’ici ?
-Ah non, Blanche oui. Moi, j’ai grandi dans l’est…
-Ah ? Moi aussi ! Je suis de Metz !
Ca sent la troisième clope, mais je dois tenir encore un peu de dialogue…
-Alors pour ceux qui viennent de Metz, je précise toujours : Metz-Borny.
En général, la discussion s’arrête là. Avec une fois un « vous vous en êtes bien sorti… » que je mâche pendant des heures, heures que Blanche passe à me dire d’arrêter de dire si ça me met dans cet état. Mais je ne peux pas ne pas dire, désolée.
« Ah oui ? Moi, Metz Vallières ! »
Alors honnêtement, je n’ai jamais su où placer le quartier de Vallières à Metz ! C’est resté une espèce de quartier fantôme volant au-dessus de Metz sans attache particulière autre que les frontières de la ville. Ca me le fait aussi pour Plantières, le quartier Haut-de-Blémont, bref toute la géographie de la ville en fait. A part les quartiers où j’ai grandi, je ne sais finalement pas grand-chose de Metz. Une fois j’avais regardé l’histoire de la ville, et j’avais compris que le plus vieux quartier était le Sablon, à l’époque édifié par la christianisation très en vogue à l’époque. Mais Vallières, je ne vois pas, désolée, d’ailleurs je n’ai pas répondu.
« -En fait, à un moment, ils ont déplacé des gens de Borny vers Vallières… »
Ah ben d’accord, donc on parle bien « la même langue ». En confiance, j’en profite pour ajouter :
« -j’ai grandi dans le U…
-ouh là…c’est chaud !
-oui, dis-je en souriant.
Puis j’ai très mal parlé en anglais, parce que son amie ne parlait pas du tout français, j’ai tergiversé sur tellement de sujet en ne pensant qu’à un seul, que je me serais bien resserré le cilice mental jusqu’à l’os de l’âme.
Quand même, juste avant qu’ils ne partent, j’ose, je tente, je lance :
« – I would have liked to talk more about Shangai, I need to go there…prenant le mémoire de Master 2 en main, celui qui trône sur la petite étagère à côté de la table Montgolfière, je désigne le nom de Denton et je me débrouille pour bredouiller des choses incompréhensibles entre Kung-Fu et voyage déjà raté au temple quelques années auparavant, nécessité absolue pour moi d’y aller pour commencer quelque sérieux travail que ce soit sur Denton, potentiel acclimatation de mon esprit à l’esprit asiatique bien supérieur à la géographie mentale française…bref un gloubi-boulga que même moua je n’arrive pas à retranscrire là.
Mais Youssef me sourit.
Youssef me demande si je veux rester en lien avec eux. Il me demande même une adresse mail.
Blanche me voit patauger en moi-même et lui parle de son Instagram parce que moi, là, je vais pas y arriver. Il prend son téléphone, me demande si le contact est bon, je lui répond que oui, je les laisse partir, et je reste là. Et le service commence.
La veille, l’équipe municipale nous avait fait l’honneur. La première fois en quinze ans d’existence. Le maire, deux premiers adjoints et deux autres membres de l’équipe. Le plus jeune, je ne veux pas connaître son nom, rien que sa tête m’horripile déjà. Mais je le traite comme n’importe qui. Alors quand il me commande une bouteille de vin comme on jetterait du pain à un clochard, je m’exécute tranquillement, sans mot dire. Heureusement, le restaurant était quasiment plein, je n’avais donc pas de demi-secondes à consacrer à son cas. Sauf à ce moment-là, ce moment où il déclare, en plein dans la salle du restaurant :
« -Non, mais parce que le Pinot-Noir Gamay, c’est pour les touristes !!! Nous on prend du Côt !!! »
Il est rare, très rare, très très rare que je sois suffisamment occupée pour ne pas mordre directement la chair de mes proies. Comme Agatha, notre chatte sauvage chasseuse émérite. Mais pas là, en plein service, je n’avais pas le temps de plus de :
« Quel joli programme, de trier les gens selon qu’ils soient touristes ou non… »
L’adjointe la plus âgée, assise à côté de lui et donc de l’autre côté de moi au moment de la déclamation, confirme par un toussement. Et le maire, se sentant obligé, de répondre : « on est tous le touriste de quelqu’un ». Je suis sûre qu’il ne la pas beaucoup bossé celle-là.
Un peu plus loin, essayant de les traiter comme n’importe quel client, je leur demande quand même :
« Vous connaissez tous le Domaine des Roy… ? Je ne vous fais pas la leçon… ? »
Le maire d’aquiescer. Trois autres embrayent sur le même sourire. Mais pas lui. Pas celui qui n’a pas de nom. AI-je précisé que la première fois que je l’avais rencontré, c’était au premier repas « communal » auquel j’assistais, l’année même de l’obtention de ce fameux Master 2 recherches en littérature anglaise du 20eme siècle ? Lors de cette soirée, évidement, je m’en suis fièrement exposé. En tentant, déjà, de parler du projet du Métamicien, sans le nommer encore. Il m’avait posé une seule question :
« dans quelle matière êtes-vous chercheuse ?
-en littérature anglaise du 20 ème siècle ! avais-je répondu avec tellement de points d’exclamations dans les yeux que je ne peux tous les mettre ici, au risque de briser les cristallins d’un François Bon lecteur !
-Ah…oui…moi je suis chercheur en physique appliqué.
Et ce point final qui signifiait : « oui, tu es gentille, va jouer ailleurs, moi je fais de la vraie science… ».
Et tous mes points d’exclamations s’étaient retrouvés éparpillés façon puzzle au sol, à tel point que je n’ai toujours pas fini de les ramasser cinq ans après.
Donc, au moment de ne pas leur faire la leçon sur le domaine des Roy, voilà que mon « vrai scientifique » se sent investi d’une mission importante :
« ah oui ! Mais vous savez que juste à côté il y a un meilleur vignoble…
Je le coupe, le découpe, et le jette dans la poêle brûlante :
« Effectivement, c’est un choix de cœur. »
Point. Final. Pour le moment.
« Il est là le tréma. »
Oui !
J’aime l’efficacité du jeu avec la ponctuation et la formule tout aussi efficace du « Je le coupe, le découpe ».
NB: en première lecture tout là-haut j’ai lu « la maison est étrange »… allez cadeau 😉
Merci pour le cadeau, je prends!…!