On voit à peine son visage, plongé dans une semi obscurité de contre-jour. Il semble comme endormi ou concentré sur une toute autre chose que la discussion en cours, comme s’il n’écoutait rien de ce qui se dit. Et d’un coup, il lève la tête interloqué, comme abasourdi. Traversé par un éclat noir, son regard brusquement obscurci se fige sur elle. Mais non, jamais de la vie, il n’en a jamais été question, vous auriez dû m’en parler d’abord. C’est hors de question. Il fulmine et ses narines semblent alors des naseaux d’où l’on s’attendrait à voir émerger une fumée sombre. Un genre de mauvais présage ou une malédiction.
Elle pourrait sans doute l’amadouer, l’adoucir, trouver la manière mais elle n’en a nulle envie. Elle pourrait calmer sa colère, lui parler doucement, le raisonner mais non, elle n’en a pas, n’en a plus le courage. Elle a trop fait son jeu, trop maintenu le lien, gardé un peu lâche, souple, pas trop serré, ainsi rassurant, complaisamment léger, sans obligations ni servitude mais dans cet instant, elle n’a qu’une envie, le rompre, le trancher net et sans retour. Pourtant, elle garde la tête froide, met de la distance entre sa propre colère, sa déception et lui. Elle doit garder le cap de la bonne fille, elle pense brosser dans le sens du poil. Elle pense, stabilité de façade. Il faut. Il faudrait. Pour sa propre fille. Pour garder un semblant de relation familiale qui, à défaut d’être bienveillante, joyeuse, réellement fiable, aurait un air de solidité, un ancrage dans un héritage familial dont il est le garant.
Oui, mais. Elle pense frilosité des sentiments. Et incapacité de les exprimer autrement que par la violence. Elle se sent lasse, incapable de sauvegarder les apparences, de faire table rase. Elle pourrait rétorquer mais à quoi bon ? Vieillie brutalement du fait de son vieillissement à lui, qui n’est en rien une excuse à son comportement insupportable, son odieuse propension à être désagréable.
Alors l’impression de redevenir cette adolescente immature et son frontal et stupide affrontement. L’impression que rien n’a changé en quarante ans. Au lieu de plomb dans le crâne, de mesure et d’intelligence, de réflexions sages et d’échanges posés, tout prend une ampleur disproportionnée, d’émotions excessives, de dialogues sordides et blessants de part et d’autre. Et d’un mot plus haut que l’autre, des choses que l’on finit par regretter. Et finalement, l’impression d’une totale, irrémédiable régression entre eux deux.
Superbe huis-clos !
Et cette femme qui se contient, se contracte, va à contre-courant de ce qu’elle voudrait et puis y renonce… toute la tension, j’aime beaucoup !… et ce va-et-vient entre l’âge adulte et l’adolescence, ce qu’il en reste, grandit, déborde.
Bravo !
Merci, ce commentaire fait très plaisir, vraiment.
Oui très vraie cette difficulté malgré le temps à contenir les affects et les émotions qui perdurent à l’intérieur et que l’âge ne parvient pas toujours à canaliser. Ces impressions qu’on réfrène parfois pour ne pas heurter ceux qui nous heurtent le plus depuis toujours. Alors On reste incompatible (ou incorruptible c’est selon) face aux bassesses de la cellule familiale (cellule / huis-clos disait Annick ? On y est !) Merci pour ce texte
Une surdité parfois et beaucoup de maîtrise de soi…
Merci Camille pour la lecture