Il faut imaginer que le père a dit quelques mots, « je reviens je vais payer », ou « j’achète le journal et je vous rejoins », enfin voilà il les laisse, c’est la première fois qu’elle est seule avec elle, soudain elle existe pour de vrai, il y a beaucoup de vide autour d’elles, du silence qui s’étale en nappe, en tache d’huile. Il y avait du plein, ils étaient trois, maintenant : elles se font face, bouche d’ombre qui surgit sous ses petits pieds d’enfant. L’autre la regarde et la demande enfle dans la pièce, se cogne aux meubles pendant que leurs deux appréhensions se frôlent. Elle ne sait pas encore comment l’aimer, mais elle sait que c’est attendu, ça arrivera, il y aura des gestes tendres, peut-être un premier élan. « Tu veux encore un sirop ? » Son verre est au quart plein, mais elle sent qu’elle devrait dire oui, alors oui, elle dit oui, merci je veux bien, oui. Ça en fait beaucoup des oui, ils volètent fragiles, bombés comme des bulles de savon, s’ils éclatent ils laisseront une traînée visqueuses sur ses mains, alors elle prend ses mains et elle les coince sous ses cuisses, pèse dessus de tout son poids plume. L’autre la regarde beaucoup, cherche à entrer en elle, la traque doucement, gentiment, oh elle ne pourra pas dire qu’elle n’a pas fait d’efforts. Elle pense au petit cochon d’Inde qui attend chez sa mère, à sa manière d’aplatir son corps contre les barreaux de sa cage quand elle tend ses doigts pour le caresser.