#anthologie #16 | La passe sans porte *

Elles sont deux.

L’Une est dans un lit, pelotonnée dans de chaudes couvertures, telle une enfant presque endormie, la tête déjà lourde sur l’oreiller, le souffle lent et sifflant. Elle l’attend. L’Autre arrive, essoufflée, s’assoit, fébrilement, sur un tabouret tout près d’Elle, penche sa tête pour mettre ses yeux dans les siens, prend sa main. C’est la première fois que chacune d’elles se trouve dans cette singulière situation.

C’est l’Autre qui parle. On ne sait pas si Elle écoute encore. L’Autre, avec une voix douce, telle celle qui apaise les nouveau-nés, lui murmure à l’oreille des images d’un autre monde, un monde secret, tranquille, immense. Elles sont reliées, l’Une a sa main, froide, dans celle de l’Autre, moite, aimante. Les yeux dans les yeux, l’Une et l’Autre pourraient comme voir à travers l’une de l’autre, ce qui se joue, invisiblement, en silence.

Elle ne bouge pas, son souffle devient de plus en plus lent, de moins en moins audible. L’Autre continue de lui serrer, presque un peu trop fort, la main, ne parle plus, lui caresse le visage, devenu blanc pâle, comme les draps du lit. C’est la dernière fois qu’elles sont, ensemble, dans cette configuration. Elle couchée, et à côté d’elle, une présence, rassurante, celle de l’Autre qui lui sourit.

Quelques instants ou quelques heures plus tard, c’est fini. On dirait que dans cette pièce, fenêtres et porte fermées, baignée d’un soleil printanier, une brise légère vient de passer entre ses cheveux, blancs, à Elle. Elle n’est plus là.

L’Autre, là, n’est plus qu’une.

*La Passe sans porte – Wumen Huikai ; trad. du chinois par Catherine Despeux

A propos de Eve F.

Rédige des assignations et des conclusions, défend le veuf et l'orpheline, écrit sur le Droit et son envers, la Justice et ses travers, le bien-être et son contraire, les hommes et pas que, le bruit du monde et ses silences, aussi.

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