Ce n’est plus qu’un filet rauque, une difficulté en soi, monotone, comme si les aspérités de la gorge après les heures de tension empêchaient son passage, ternissaient la voix. Ce qui sort par à-coups d’un accent monocorde, une voix qui finit par s’effondrer. Elle s’est redressée dans le lit, elle soupire souvent ce qui lui reste d’énergie, mais elle continue de raconter.
Il souffre de l’entendre dans ce souffle délabré. Il regrette sa question. Il regrette d’être venu si tard. Il devine le poids dans les os, les muscles, les tendons. Il voudrait partager ce poids. Il sait ce que la tristesse engendre. Et la responsabilité d’une famille. Il sait combien la journée a été longue. Il s’excuse. Il grimace face à elle, fronce toutes les rides de son visage. Il tente de saisir chaque parole, et derrière chaque parole, la pensée. Que dit-elle au-delà des mots ? Il a besoin de connaître les faits, le moment est mal choisi, ce qu’il se dit, mais il a posé la question, alors il l’écoute.
Son regard ne se pose sur rien, il fuit, hésite, paupières avachies. Ses yeux fixent un point invisible, dans une brume alourdissante. Elle regarde au-delà de la matière, elle traverse ce qui ne se voit pas vers le plus obscur. Elle aimerait dire la soudaineté de la nouvelle, l’effroi canalisé, l’adrénaline qui permet de tenir tête à la journée, comment tout s’organise dans le cerveau, malgré soi, pour assurer la garde des enfants, l’accueil des amis, de la famille, le soutien au veuf désemparé, la mise en place de la veillée funèbre, les collations à prévoir, et au milieu de ce chaos construit, comment s’installe la crainte des journées à venir. Ce qui emporte les épaules vers le bas, retient le cou avec difficulté, qui vacille légèrement, qui tire la tête vers l’oreiller, et lâche au dernier moment, tout près du sommeil.
Il tourne la tête vers le point invisible, par réflexe. Il ne voit rien d’autre qu’un mur blanc, rien qui explique le son creux de la voix, les mots qui traînent. Il lui embrasse le front et l’abandonne à la nuit.
4 commentaires à propos de “#anthologie #16 | le point invisible”
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terrible scène si bien ressentie…
« tout près du sommeil »…
merci, Françoise, pour ton passage près de ce lit !
magnifique, poignant (je ne connais la proposition, je suis en retard, mais qu’importe !)
si fort, merci
merci, Gracia, j’ai vu où tu en étais en effet, et heureusement, personne ne nous sanctionne pour notre retard dans ces ateliers 😉 je vais donc m’en aller te lire !