Il tient le téléphone plaqué contre son oreille droite. Il vient d’arriver. Il est debout, immobile devant la table ronde, sous l’auvent qui maintenant claque un peu avec le vent. Il ne dit rien. Il est ailleurs. Il est dans la voix qui continue son travail de voix. Son visage retiré du monde comme une coquille autour de la voix. C’est ça, une coquille. Personne n’entend les mots de la voix, mais ses phrases à lui, ses images à lui, tout ça tombe comme de la poussière, des débris, des fragments d’os. Brisé, dévasté, vidé. De plus en plus pâle. Aspiré vivant par l’appareil luisant.
Luisant comme le verni du siège en osier. Elle est assise dans le fauteuil du rendez-vous, à la terrasse, là où il a dit à dix-huit heures je viendrai. Elle comprend qu’il n’est pas là. Elle l’a senti avant même de le voir figé devant la table. Elle n’a pas reconnu son pas, elle n’a pas vu son plaisir s’approcher dans ses yeux, elle n’a pas entendu son salut. Elle a vu soudain à l’intérieur de lui : un homme rabougri, un dernier morceau d’homme, juste assez pour tenir encore debout et respirer à peine. Une mécanique automatique pour faire tourner le sang et battre le cœur. Elle a peur d’une menace inconnue. Elle n’ose rien. Sans le savoir elle se penche un peu en avant. Ses mains agrippent le rebord de la table. Elle retient son souffle. Elle n’ose rien sinon tout éclate, elle pense à peine : un rien et tout éclate. Elle baisse les yeux puis regarde à nouveau. Elle aussi, figée.
Bloqué dans ce monde étrange il sombre. Englué dans la voix. La voix le submerge méthodiquement. La voix lui demande peut-être de parler : dis quelque chose, tu es content pour moi au moins ? La voix rie peut-être… S’inquiète ? Ou bien elle pleure ? Lui il perd pied et souffle, il perd l’espace, il se débat comme un noyé. Il tremble contre la voix il voudrait la faire taire il voudrait hurler il voudrait supplier la voix qui le tue… Il ne veut rien montrer ou il ne sait pas, il n’a pas l’habitude de parler. Il est immobile debout devant la table, ses lèvres hésitent balbutient maintenant des moitiés de mots et des oui et des non, comme ivre il dégringole des marches dans le noir. Il entend par intervalles les bruits du café, une rumeur de gens vivants autour de lui. Il voudrait se cacher d’elle aussi, intruse dans le fauteuil.
Elle a un sourire apitoyé. Elle s’en veut de ce pauvre sourire venu sur ses lèvres faute de savoir, faute de comprendre, faute de mieux. Elle se dit qu’elle est de trop au bord de cette histoire qui ne la concerne pas. Elle sent la colère qu’il l’ait forcée à être témoin de sa faiblesse, cette débâcle. Elle ne sait pas démêler en elle ce qui voudrait consoler de ce qui voudrait engueuler, lui demander du respect de la tenue et d’abord pour lui-même, pas se laisser déglinguer comme ça en public. Elle lui en veut de leur impuissance. Maintenant elle serre la table de plus en plus fort. Elle retient l’envie de se lever et de partir, ça lui fait une ancre pour s’amarrer. Elle le regarde de plus en plus intensément. Elle ne sait pas ce qu’elle ressent ni ce que ses lèvres disent. Au-dessus l’auvent claque de plus en plus fort, comme une voile.
On a envie de ralentir le pas pour comprendre ce qu’il se trame tout en sachant très bien que ce drame ne regarde personne à part ces deux-là. Très fort.
.. sublime… le mystère…quand le vent fait claquer les mots… Merci !
Touchée, très. Beaucoup de très beaux passages d’écriture mais j’aime particulièrement « Il est dans la voix qui continue son travail de voix »
Et la personnalisation de la voix (en même temps que sa dépersonnalisation), qui le tue (et le tut).