#anthologie #16 | avale

L’eau bout. Pour elle, bouger un bras c’est déjà trop. Nous nous levons et versons l’eau de la bouilloire sur la théière préparée. Nous cherchons son regard, attendons un mot. Pour elle, bouger les lèvres c’est déjà trop. Les saisons grises, les saisons froides vident ses yeux, plus la moindre étincelle, son cou initie une torsion, et seulement en second sa tête va suivre, elle nous scrute. Tortue sur un corps de femme. Femme dissimulée dans un mauvais peignoir. Pour elle, s’habiller c’est déjà trop. La pluie et les nuages, depuis toujours. Elle dit Depuis toujours. À nous ses amies, elle le dit. À lui, L’Amour, elle le dit. Rien n’y fait, ça revient aux temps d’automne. Au même instant, nous buvons ensemble une gorgée de thé.

Attendre le printemps, ne vivre que pour l’été, ralentir la descente, remonter la pente, se préparer au voyage. Si le printemps se fait languir, coule en eaux, souffle en rafale, la tortue revient avec ses lenteurs, elle reste enfermée à attendre le redoux, la lumière, le chaud. Elle psalmodie Où sont-ils ? 

Parfois, elle dit J’arrête. Quinze jours en peignoir, quinze jours de nuits et de jours confondus, de sommeil à contretemps, de nuits blanches à rattraper. Temps mort. Séparation d’avec l’école, les petits, les parents, les sourires, les attentions et les surveillances. Une façon de se soustraire aux peintures à délayer, aux gommettes à découper par planches de quinze, de mettre un coup d’arrêt aux séparations inconsolables, aux mères débordées, cesser de fabriquer l’espace, ne plus mettre en scène le temps. Dans le froid de l’hiver, en manque de chaleur et de lumière, elle renonce à l’harmonie artificielle, à l’épuisement de la contrôler, elle abandonne à d’autres, pour quinze jours, le décor qui l’étouffe, 

Sa façon à elle de compter les jours. Elle cuit des coquillettes, des pâtes assez petites pour être avalées. Des cuillerées remplies qu’elle glisse dans sa bouche. Elle mange directement dans la casserole des pâtes très cuites, sans les mâcher, à la cuillère à soupe, des grandes bouchées de coquillettes molles, sans sauce, seulement du beurre, avalées de la bouche au ventre. Elle dit Tu as trop d’ennui si tu arrêtes de manger. Elle regarde sa tasse de thé. Nous la remplissons.

A propos de Catherine Serre

CATHERINE SERRE – écrit depuis longtemps et n'importe où, des mots au son et à la vidéo, une langue rythmée et imprégnée du sonore, tentative de vivre dans ce monde désarticulé, elle publie régulièrement en revue papier et web, les lit et les remercie d'exister, réalise des poèmactions aussi souvent que nécessaire, des expoèmes alliant art visuel et mots, pour Fiestival Maelström, lance Entremet, chronique vidéo pour Faim ! festival de poésie en ligne. BLog : (en recreation - de retour en janvier ) Youtube : https://www.youtube.com/channel/UCZe5OM9jhVEKLYJd4cQqbxQ

5 commentaires à propos de “#anthologie #16 | avale”

  1. Qu’il est fort ce texte ! On a l’impression de pénétrer dans un monde interdit. Merci, Catherine !

  2. Il y a une pesanteur dans ce texte… je lis une dépression, un désintérêt pour le monde et puis cette phrase qui vient tout bousculer « Tu as trop d’ennui si tu arrêtes de manger. », dit par Elle… tout ça autour d’une tasse de thé, comme un rituel finalement qui se joue et qui ne peut exister que par la présence des autres… merci !