#anthologie #15 | Vu, pas vu

« Vous l’avez vu ? »… Aussitôt, le monde devient binaire. Vous l’avez vu, vous ne l’avez pas vu. En un instant, les deux hémisphères de la planète se séparent et s’affrontent droit dans les yeux. Ceux qui l’ont vu toisent les autres qui s’en excuseraient presque. Mais de qui vous parlez ?

« Vous l’avez vu ? »… Oui ou non, trois lettres même pas toutes différentes. Oui lisse bombé et satisfait ou non pointu piquant et plein de regrets. Oui, vous l’avez vu. Vous l’avez reconnu ?… Pensez-vous ! Un homme qui revient sur ses pas, on le remarque. Un homme qui revient en arrière, qui refuse l’avenir, qui abandonne. Vous l’avez vu et donc, forcément, vous savez.

J’étais devant le cinéma, immobile, et il est passé devant sans me regarder. Je crois qu’il ne regardait personne, la foule était un obstacle pour lui, il faisait juste attention à se frayer un chemin… J’étais en voiture à l’arrêt et il a traversé devant moi. Il n’y avait pas de danger car toutes les voitures étaient à l’arrêt. Il a traversé sans me regarder comme s’il était soucieux… Je croyais qu’il s’approchait de moi pour acheter un bretzel, mais il est passé devant moi comme si je n’existais pas. Vous ne l’avez pas vu ? Vous auriez dû le voir…

Moi, je n’étais pas là… Oui, c’est une excuse… Je n’étais pas là alors je pouvais pas le voir… Pourquoi je me serais intéressé à lui ? Un homme qui marche dans la foule sur Broadway, ça n’a rien d’étonnant… D’ailleurs, je ne comprends pas ce qu’il y a de si important… Le voir ou ne pas le voir…

Vous dites ça parce que vous ne l’avez pas vu.

Mais de qui vous parlez ? C’est quoi cette histoire ? C’est qui ce type qui revient en arrière ?… Pourquoi vous vous intéressez tant à lui ? Il est recherché par la police ? Il a tué quelqu’un ?… J’aimerais comprendre. Je ne saisis pas pourquoi… On n’arrête pas de me demander « Vous l’avez vu ? »… Pourquoi cet homme est-il devenu l’objet de toutes les discussions ?

Vous dites ça parce que vous ne l’avez pas vu.

Votre vie va continuer à couler, paisiblement ou pas. « Vous l’avez vu ? »… Amener les enfants à l’école, faire le plein d’essence, acheter deux baguettes de pain, se brosser les dents. « Vous l’avez vu ? »… Passer l’éponge sur la table de la cuisine, se prendre un café au distributeur, écouter la musique dans l’ascenseur. « Vous l’avez vu ? »… 

Je ne suis pas d’accord, un homme qui revient en arrière n’est pas forcément un homme qui abandonne. Moi, je crois qu’il veut repartir de zéro. On est bien obligé de revenir en arrière si on veut repartir de zéro. Sauf si on se trouve déjà à zéro. Peut-on imaginer se trouver à zéro alors qu’on n’est pas revenu en arrière ? Moi, je pense que c’est possible, mais ça veut dire que notre parcours de vie, celui qui nous a amené à zéro, a dû être sacrément difficile. Moi, je crois que je pourrais revenir en arrière.

Vous ne savez pas ce que vous dites. « Vous l’avez vu ? » Repartir en arrière est opposé à l’idée même de l’évolution. On ne revient pas en arrière. « Vous l’avez vu ? » On ne peut pas effacer une partie de notre vie avec une gomme et la reprendre là on a choisi. « Vous l’avez vu ? » Il ne regardait plus personne, il ressemblait à un fou. C’est ça que vous voulez devenir ?

Je vais faire comme lui. Il a raison. « Vous l’avez vu ? » Il ne se souciait de rien, il savait ce qu’il avait à faire, il savait où il voulait aller. « Vous l’avez vu ? » Je le trouve courageux, je vais le suivre. Enfin, non, je ne vais pas le suivre parce qu’on ne vient pas du même endroit tous les deux. « Vous l’avez vu ? » Je vais faire comme lui, c’est décidé.

Dans la vie, il y a deux genres de personnes : ceux qui ont un bonbon dans la poche et les autres.

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

4 commentaires à propos de “#anthologie #15 | Vu, pas vu”

  1. Ceux qui ont un bonbon dans la poche et les autres…

    J’adore Jean Luc !

    J’ai beau fouiller, je n’ai pas de bonbon et je ne l’ai pas vu, mince alors !

    La bise.