La question revient sans cesse… « Pourquoi tu es parti ? »… Il y a d’abord ceux qui me la posent pour éviter de devoir y répondre eux-mêmes… Ils sont partis il y a un peu moins longtemps et cherchent à justifier leur départ, sans trouver de raison valable… Et puis, « Pourquoi tu es parti ? » veut souvent dire… comment tu as pu partir, comment as-tu quitté ton pays si longtemps, ne plus vivre dans ta langue, si loin de ta famille… même l’imaginer leur donne le vertige… pour un voyage, d’accord, quelques mois tout au plus, mais venir vivre ici où tout est si différent, chaotique, sans parents à côté, ils ne pourraient jamais l’envisager… et comment je fais pour l’assurance, pour l’école des enfants, les docteurs sont-ils fiables, y a-t-il quelques Français ici, une communauté de compatriotes pour s’entraider… « Pourquoi tu es parti ? » est aussi la question brise-glace, censée nous rapprocher, eux et moi… ils attendent une confidence un peu intime… Ils ont deviné mes origines sur mon visage de métis… ils attendent que je dise que je suis parti à la découverte de mes racines, que j’ai peut-être même de la famille sur qui me reposer, qui peut m’aider, je ne suis pas si seul, pas si différent… c’est aussi pour ça que je peux m’adapter si aisément… si j’étais blanc, vraiment blanc, un vrai Français de souche, ce serait impossible, je n’aurais pas voulu prendre une telle décision… je ne peux qu’être à moitié français pour vivre depuis si longtemps dans ce pays qui est forcément un peu le mien… je dois être habitué à la chaleur, l’humidité, l’odeur de l’air, la pollution, les coutumes étranges… c’est forcément une part de mon identité pour être capable de les supporter… « Pourquoi tu es parti ? » c’est aussi essayer de comprendre leur propre peur du départ… il y a une admiration voilée derrière la question… ils cherchent à comprendre comment on peut retirer ses chaînes, sortir de cette vie morne, répétitive… ça nécessiterait beaucoup de courage… et partir ailleurs, c’est partir à l’aventure… car selon eux, partir, dans un autre pays, c’est forcément l’aventure, ils m’imaginent sans routine, au bord d’un fleuve sauvage, sur la selle d’une moto, cheveux au vent, prenant la route tous les mois vers un lieu inconnu… des images de films indigestes leur reviennent, la sensation de liberté qu’ils ont éprouvé devant le héros d’un road movie refait surface, l’aigreur du retour aussi, après le film, silencieux sur le chemin de la maison, dans les rues qu’ils connaissent par coeur, qu’ils ne voient même plus… « Pourquoi tu es parti ? » c’est aussi un reproche, celui de les avoir laissés, dans leur vie, au même endroit, dans le même appartement, avec les mêmes habitudes… ils n’ont pas bougé, juste un peu décoloré, blanchi, mais sinon, ils sont exactement les mêmes, et ils me demandent pourquoi je suis parti, c’est à dire, pourquoi je les ai abandonnés… c’était un choix égoïste, ils avaient besoin de moi, ils vieillissent et ne sont pas éternels…
7 commentaires à propos de “#anthologie #15 | pourquoi tu es parti ?”
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Questions fermées, centrées les peurs, à la limite de l’affabulation ? On les rencontre aussi sans revenir de si loin. Merci pour ce texte. J’entends parfaitement les questions posées.
« À la limite de l’affabulation » pas tant que ça finalement…ce que je croyais caricatural est devenu un discours fréquent dans la bouche de certains. Je pourrais retranscrire mot à mot, sans forcer le trait, que ce serait déjà caricatural.
Merci pour votre signe
étonnant de voir tout ce que cette phrase si simple est révélatrice de sentiments et pulsions, et combien l’exercice qui pourrait sembler artificiel te permet de rejoindre ce qui est – peut-être le cœur de ton écriture
et à celui qui est parti, bien envie de lui dire ce poème de René Char :
Tes dix-huit ans réfractaires à l’amitié, à la malveillance, à la sottise des poètes de Paris ainsi qu’au ronronnement d’abeille stérile de ta famille ardennaise un peu folle, tu as bien fait de les éparpiller aux vents du large, de les jeter sous le couteau de leur précoce guillotine. Tu as eu raison d’abandonner le boulevard des paresseux, les estaminets des pisse-lyres, pour l’enfer des bêtes, pour le commerce des rusés et le bonjour des simples.
Cet élan absurde du corps et de l’âme, ce boulet de canon qui atteint sa cible en la faisant éclater, oui, c’est bien là la vie d’un homme! On ne peut pas, au sortir de l’enfance, indéfiniment étrangler son prochain. Si les volcans changent peu de place, leur lave parcourt le grand vide du monde et lui apporte des vertus qui chantent dans ses plaies.
Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud! Nous sommes quelques-uns à croire sans preuve le bonheur possible avec toi.
Ton message m’a beaucoup touché. Je ne connaissais pas ce poème magnifique de Char. Evidence que si je suis ces ateliers c’est qu’ils touchent à la nécessité de l’acte d’écrire et qu’ils ne sont pas des exercices de style. C’est toute la force et la richesse des propositions de F. qui , malgré la consigne, laisse toujours un espace à la singularité de chaque écriture pour jaillir.
Merci pour ce texte si profond, aéré et intense dans lequel je me reconnais si profondément. Merci pour cette question et ces tentatives d’épuisement… et ouiiii il faut partir, nous sommes toutes tous des marcheurs et des passants.
Liu Chang ching (709-786)
quel jour es tu venu de la vieille montagne
les herbes au printemps sur le point de verdir
seul à regarder la lune sur l’autre versant
écouter la source sur les rochers qu’y a t’il?
les cris des singes avec la nuit si noire
les fleurs en bouton devant ton passage
avec les années et ta canne en zinc tu vas tu viens
le cœur libre à l’aise sur ton chemin partout le vide
劉 長 卿 (709-786) occupait des fonctions très importantes. Il s’est toujours amusé des prétentions de vérité des philosophies de l’instant. Son caractère droit franc et direct lui coûta deux exils. Il finit par se retirer pour vivre tranquille loin de la suffisance des maîtres.
(Transcription familiale)
Je ne m’attendais pas à un cadeau! Merci Ahn, quel voyage ce poème
je suis sur l’avion prête à décoller de Marseille à Naples dans mon errance heureuse.