#anthologie #15 | Le mur

La vérité c’est que tu es folle… On peut tracer ta folie à la pointe d’un couteau… La lire sur les murs de la maison… Tu ne colles pas… Nulle part tu n’arrives à toucher le monde… Peu à peu l’angoisse de ne plus prendre part au quotidien s’est concrétisée… Le réel t’écrase comme un bloc de pierre… une chape de béton dans une mer de béton… À faire des gestes de béton… Dehors tu t’enlises… Tu marches toute une nuit, une nuit de mai, sans parler, sans écrire… Tu attends le chant du rossignol… La perfection de son chant te tient en éveil au milieu des crissements de ville… C’est ce chant qui éclabousse ta nuit… qui la fait durer dans le temps, et te comble malgré la douleur… malgré les voix qui te disent qu’il ne faut plus vivre… qu’il te faut quitter la maison… Vincent et ses parents tristes… c’est de vous… c’est de toi dont ils parlent… mais lui, le rossignol, te tient en éveil et finit par te persuader de ne plus vivre ou alors de t’obstiner follement à vivre… l’un ou l’autre selon le jaillissement de son chant… de sa gorge, qui étreint tout le silence depuis le premier jour de ta vie jusqu’à aujourd’hui… Alors tu l’écris sur les murs de la maison… dans les murs de la maison qui s’émiettent de tes ongles… et tu oublies le mal de vivre… et tu sens le bonheur de respirer hors des murs…. Pour en apprécier l’effet tu t’arrêtes devant une vitrine… À défaut de pouvoir comprendre tu fixes ton regard sur les perles d’un collier… De la forme arrondie naissent les envies dangereuses… Tu crispes tes doigts sur ta cuisse… Ta tête s’abaisse… tu observes l’inclination de ton visage émacié… Le désir perle à l’extrémité de tes cils… Tu fais glisser ta main le long de ta nuque rendue humide par le délire… Tu la caresses longtemps, puis tu lèves les yeux vers ton reflet… Un sourire radieux inonde ton image… Le mur… L’idée du mur… La sensation du mur… La dureté du mur… La violence du mur… L’angoisse du mur lézardé… Tu te traînes jusqu’à chez toi… Tu ne ressens pas encore le mal comme une étreinte perpétuelle… plutôt comme le souffle d’un adversaire chaud et vaguement poisseux… Tu t’allonges sur le canapé… Tu regardes la marque qu’une petite pièce de monnaie jaune a laissé dans la poussière de ton étagère… Tu fermes les yeux… Tu te mets à rêver à la femme… à l’enfant… à la mère… à cette existence trouble que tu n’as pas souhaitée… mais aussi à la forme des nuages, à la couleur de l’or et à l’odeur de l’essence… Lorsque tu t’éveilles au milieu de la nuit, tu te retiens longtemps de porter ton regard sur le mur… L’amertume et la tiédeur te collent à la peau… Tu pourrais rester entre les murs de la maison tout le jour… Toute la nuit… Dans ces moments et dans quelques autres où s’impose une qualité toute particulière de l’obscurité, tu es étrangement heureuse à la pensée que ce qui t’arrives là, c’est l’effondrement tout entier de ta vie… Tu n’as plus besoin de sortir et de te mêler à la foule pour te sentir participer à une quelconque existence… à une vaine tentative d’intrusion… Tu attends que vienne le jour que passent les heures… le moment propice où tu pourras dire à Vincent les choses, quand il comprendra où son père est parti.

A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.

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