La première fois qu’on m’a demandé « et vous comptez en vivre ? », c’était un vieux chinois matois, comptable et avocat qu’on m’avait recommandé pour m‘aider à établir ma société chinoise (les avocats étrangers spécialisés dans ce genre d’opérations prenait dix fois son tarif). En me posant cette question, il plissait ses yeux bouffis par le mauvais baijiu et dévoilait des dents noircies par le goudron des cigarettes d’État. Il ne comprenait pas comment des gens « normalement constitués » puissent accepter de payer pour mes lubies (va savoir ce que c’est des « tendances prospectives en design » ?). J’arrivais en Chine et sa question « et vous comptez en vivre ? » n’était pas encourageante. J’ai rougi légèrement. Il avait raison : vouloir vendre de la prospective dans un pays où l’avenir est décidé par décret semblait soudainement d’une présomption folle. Mais je l’avais intrigué. Il me jaugeait avec son air de vieux coquin. Et dans ses yeux gonflés je lisais une interrogation teintée d’un zeste d’admiration. Si j’étais effectivement déterminée à convaincre des pigeons de s’offrir mes services, j’étais, selon ses critères; soit maligne, soit intrépide. Et j’ai ri.
La dernière fois qu’on m’a demandé « et vous comptez en vivre ? », c’était la semaine dernière. Entre temps j’ai changé de métier (je suis metteuse en scène de théâtre), de pays (je vis en France) mais la question est restée. Elle me poursuit. C’est un bon père de famille roublard et replet qui me l’a posée. J’ai rougi légèrement. Il avait raison : débarquer à mon âge dans le petit monde du théâtre français, me parait d’une présomption folle. Il me jaugeait avec son air de gros matou. Mais il était impressionné. Je voyais sur son visage rond un reste d’admiration bourgeoise pour l’Artiste. Si j’étais parvenue à convaincre des institutions de s’offrir mes spectacles, j’étais, selon ses critères, soit maligne, soit tenace. Et j’ai ri.