Il a lâché son ballon, c’était une tête de perroquet, il l’avait repéré tout de suite parmi les autres. Sa paume pourtant serrée si fort, mais les lumières de la fête foraine, les bruits, tout bouge tellement, le fil lui a échappé. « Tu vas pas en faire toute une histoire ! » La mère lui prend la main, celle qui quelques secondes auparavant tenait l’oiseau et ses couleurs, joie presque insupportable dans le ventre, sa main remplie de nouveau, l’adulte au bout. Il tenait, il est tenu. Alors oui il ravale ses larmes, il ne sait pas qu’elle lui dit ça parce qu’elle ne se souvient plus, ne veut plus se rappeler ces chagrins-là. Elle a remplacé la douleur, ce sont des impacts maintenant, elle est impactée, elle ne fait pas d’histoires, c’est le pacte.
Il faut dire…c’est compliqué cette histoire d’histoires qu’on fait. Comme si ça empêchait quelque chose dans le récit, de les faire. Dans le récit du réel, celui qu’on met au pluriel et qu’on nomme grand pour le graver dans le marbre. Faire une histoire (au singulier ! c’est la mienne et mes pieds qui trépignent) c’est la fabriquer, donc ? De toutes pièces ? Il n’y a rien et puis on monte le truc en épingle, parfois on hésite : j’en fais un plat ou une histoire, je la sers à qui, c’est moi qui m’en nourris ou c’est l’autre, si elle est à dormir debout ça fait le lit de quelle crédulité ? ‘Post-vérité’, quelle blague, on a réussi à nous faire croire que la vérité était un moment de l’Histoire, une séquence dépassée. Mais après la vérité, faut arrêter, c’est pas pour autant la fiction, la fiction sait exactement où se situe la vérité, elle tient son fil très fort entre ses doigts d’enfant, elle ne la lâche pas.
- Tu vas pas en faire toute une histoire, quand même !
- Tu as une meilleure idée, contre l’effroi, la nuit ; contre et avec la rage ? J’en fais toute une histoire au point de faire une scène. Je fais un geste avec des phrases.
On sent que ça va soulever un peu le couvercle, entrebâiller la porte des il faut, des c’est mieux si, du qu’en dira-t-on qui, quoi qu’en dise, scrute et examine et transperce plus qu’il ne dit. Les rumeurs sont d’abord des regards. Contre ceux-là on ne peut rien. « N’en faites pas toute une histoire ! » c’est déjà dans l’espace des mots, là on peut lutter, ils l’ont bien compris, eux ou elles, lorsqu’ils disent ça, toujours depuis en haut, ils ne veulent pas qu’on s’empare des mots, surtout pas sous forme de cris ou de murmures, ils seraient plus à leur aise si on tournait la page, si on changeait de disque, ça flatterait leur narratif qu’on cesse de s’en mêler. Toute une histoire, cette totalité est une faille dans la fragmentation qu’ils cherchent, dans la pulvérisation qu’elles tentent. Toute une histoire avec toi et toi et toi dans mes protagonistes, avec quelques gros mot (par exemple ‘espérance’, ou ‘beauté’, ou tiens, un verbe : ‘rêver’) et me rouler par terre si les besoins de l’intrigue l’exigent.