#anthologie #14 | Rendu

On est rendu. Le père disait cela. De retour à la maison. Après un voyage ? Il n’y avait pas de voyage. Des brèves vacances sans imprévu. Des déplacements pour une visite de famille ; il n’y avait pas d’amis. Le retour pour l’enfant était tout autant étonnant que le départ, l’être ailleurs, même si le retour était un échec. La maison était devenue plus petite. Ne trouvant pas ce qui avait changé en elle, c’était donc soit qui était autre. Il y avait du perdu sans pouvoir le cerner de noms. Pour le père, c’était pouvoir se rendre à la fatigue, ne plus avoir à subir la contradiction des conversations, l’obligation de parler, d’écouter, pouvoir être dans son garage, dans des gestes solitaires, près des objets inertes, se lover dans le familier. Être rendu, retrouver l’inertie, sans devoirs envers le monde. De l’ancien monde fort en lui : tout déplacement était anormal, risqué, d’aventure. Les ancêtres étaient tous de ce lieu. Il n’était pas allé à la capitale avant de réussir un concours. Il n’avait traversé les frontières qu’obligé par une guerre.

T’es pas rendu, toi. C’était plus fort que tu es loin d’être arrivé. On pouvait peut-être arriver quelque part sans être rendu, la valise posée sur une chaise mais encore debout, sur le qui-vive, en halte, mais pas installé, sans place à soi. T’es pas rendu, comme s’il fallait non seulement rejoindre un lieu, mais le creuser, s’y fondre, en être, chose difficile, on restait d’où on était, on ne ne devenait pas. Ailleurs était un emplacement théorique, improbable. Y aller, y passer, peut-être, pour revenir et produire des récits qui conforteraient la certitude de l’ici. T’es pas rendu. Cela rendait vain, la tentative, l’effort. Tu ne t’éloigneras pas, tu resteras, pas d’autre en toi. Tu ne quitteras pas. Tu n’es pas rendu. Mur du présent écrasant le futur.

J’ai rendu. C’est le Pagny qui avait dit ça. Il avait levé la main pendant le cours de maths. Disant ne pas se sentir bien. La prof m’avait demandé de l’accompagner dehors. Et à peine sorti, avant d’arriver au bureau de l’infirmière, chez les pions, il avait vomi, dans le couloir du lycée. Une tâche bien nette, il avait le visage blanc. Il avait dit cela par euphémisme, honte, pensant que c’était un mode distingué de dire. Il se tenait droit, le cou raide. Séparé de son père, il voulait être aviateur. Il avait déjà la rigidité du militaire, les cheveux en brosse. Posé, prêt pour le garde à vous, le regard souvent vide, trop sérieux. Il était de la campagne. Il habitait entre deux départements. Il était lent à comprendre, obéissant, obstiné. Il me reste cette phrase de lui, J’ai rendu.

A propos de Tristan Mat

Tristan Mat vit. Ailleurs. Il écrit. A la main. Site http://www.tristanmat.net/ Profil Facebook: https://www.facebook.com/tristan.mat.735