#anthologie #14 | Parler de la pluie et du beau temps

On ne serait pas sur une forme de bonheur là… Enfin je veux dire comme ça, assis au soleil… On serait plutôt pas mal… On aurait le temps… De toute façon ça finira bien par passer… Tout passe dit mon père… Sauf la pluie… Surtout la pluie en fait… On est sur une forme de pessimisme… Limite cynique le type… Moi je dis qu’ils ont quand même bien le droit de profiter et de se poser là peinards sans qu’on vienne leur dire ce qu’ils ont à faire de leur retraite… Parce que ça va bien cinq minutes, les gens qui nous disent ce qu’on doit faire, et à quelle heure faudrait se lever… Dans quelle maison faudrait habiter… Et les travaux qu’il faudrait prévoir… Limite les mecs viennent te border le soir en te récitant la morale républicaine… Bon faut pas charrier non plus, on n’est pas un troupeau de veaux qu’il faut dresser… Et après quoi, ils prennent le temps… Ils ont bien le droit de flâner un peu mes parents… Non mais quoi… On est même sur une forme d’errance bien légitime… Disons un espace de détente qu’ils s’octroient, et qu’on n’est pas près de leur enlever… Ah mais je les entends quand même les types du genre de ton père… Tu vois ceux qui regardent la télé poubelle… Je les entends me dire que je suis un bobo… Mais ça veut dire quoi bobo… Tu sais pour moi bobo, on est sur une forme de case, d’étiquette… Ça ne veut rien dire ton truc des étiquettes… Tout ça comme un scotch sur une enveloppe… Juste peur qu’on découvre ce qu’il y a à l’intérieur… Alors on raffine soi-disant, et on s’invente des trucs du style bougon bobo, ou un truc de ce genre là… Alors moi je veux bien qu’on glose sur le concept de bobo, le style bobo, les trucs qu’ils portent, les goûts et même la couleur des rideaux façon magazine de déco… Si tu veux, enfin pourquoi pas… Mais c’est quoi le truc en fait… Bobo ça veut dire bourgeois bohème… Voilà disons qu’on est sur une forme de bourgeois bohème… Mais je te le confirme je préfère dix fois un bourgeois bohème à un bourgeois réac… Non mais là je t’arrête tout de suite… Moi j’ai jamais pu saquer les bourgeois… Ou alors ceux qui font semblant d’en être, alors c’est certainement pas aujourd’hui que je vais commencer… Oui semblant je te dis… juste pour l’image qu’on veut renvoyer… L’image… T’as rien de plus conformiste que ça… Tu te lèves un matin et t’es pris de panique parce que la petite façade de ta grande maison n’est pas assez blanche, ou alors que le voisin a soudainement décidé d’acheter une plus grosse voiture que la tienne… C’est quand même bas de plafond… Tu ne m’enlèveras pas de l’idée que c’est bas de plafond… Mais pourquoi tu t’énerves… À aucun moment je les ai insultés !… Est-ce que j’ai dit que c’étaient des bas-de-plafond… Non à aucun moment… J’ai simplement dit que ce genre de raisonnement sur l’image que l’on veut renvoyer de soi, et les fictions qu’on se créées en se persuadant qu’on fait partie de la bourgeoisie, parce qu’on possède une grosse voiture et une belle maison avec piscine, ça c’est bas de plafond… Donc ça n’a rien à voir… Après si tu penses que tes parents sont visés ça n’engage que toi… Mais ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit… Après c’est vrai que tes parents… Ils pourraient parfois garder leurs réflexions pour eux… La dernière fois, par exemple, je ne suis pas certain que mes parents étaient très à l’aise… Tes parents ont quand même passé trois heures à leur parler de leurs maisons… Les problèmes de piscine avec le liner qu’il faut changer… Je suis d’accord faut bien parler de quelque chose… Mais passer trois heures, pour ne pas dire quatre, à montrer des centaines de photos de travaux dans ta résidence secondaire à la campagne, alors que mes parents sont obligés de venir habiter chez nous parce que la maison qu’ils louent est inondée, je trouve ça un peu limite… Oui parfaitement c’est un peu limite… Oh et puis bon on arrête là… Non mais c’est quoi le truc, on a décidé de se détruire notre petit café au soleil…. C’est vrai qu’on est sur une forme de ciel sans soleil… Oui il pleut… Pardon… J’avais juste envie de le dire un peu différemment… Pour changer exactement… Pour me distinguer… C’est bien ça non ?… Le but de la vie… Se distinguer… Faire plus riche… Plus beau… Plus intelligent que les autres… Je ne sais pas je te le demande… T’as plutôt été à bonne école, comme on dit, avec tes parents… Oui c’est bon j’arrête… De toute façon j’ai bien compris la leçon… J’ai bien vu la dernière fois que ça t’avait pesée qu’on les héberge… On était bien content en même temps qu’on nous aide un peu avec la petite… Parce que s’il faut attendre tes parents… Ils n’avaient pas le choix mon amour… Ils louent déjà une maison alors que mon père devait vivre dans celle de ma grand-mère… C’est la sienne… Tu le sais très bien… Sa mère a l’usufruit et tant qu’elle n’est pas morte, mes parents n’iront jamais vivre là-bas… Tu sais bien qu’elles se détestent avec ma mère… Dans une maison de retraite ?… Mais mon père est beaucoup trop loyal pour ça… Loyal le mot est faible… Il est moralement incorruptible… C’est sûr que si c’étaient tes parents… Ils auraient moins de scrupules… Non mais je te vois venir là avec tes grands yeux ahuris… Arrête de me regarder comme ça bon sang… Tu me rappelles les autres là, cette bande d’abrutis qui adulent tout ce qui peut faire bourgeois ou chic et qui me regardent avec leurs yeux de merlan frit parce qu’ils ne comprennent pas pourquoi je trouve ça affligeant… Je t’en foutrais du chic moi… Oui tes parents par exemple ! … C’est sûr que les miens avec leur histoire d’usufruit et de maison inondée… Ils n’ont pas trop le temps de se poser la question… Ah pardon… Ce n’est pas la question ? … Tu crois vraiment que les tiens ne sont pas si obsédés que ça par leur image… Tout est une question d’image pour eux… Non mais pincez-moi là… je dois rêver… La dernière fois on a eu droit à une explication de texte… Ton père disait justement que tout est une question d’image… Oui t’es arrivée au moment où le ton montait… Si t’avais un peu plus le courage de t’opposer à lui, à eux, t’aurais pu entendre les inepties qu’il profère… Bon j’en étais où moi avec tout ça… Ah oui les bourgeois réacs… Oui, enfin là on est sur une forme de pléonasme si tu vas par là… Non parce que tous les bourgeois sont réacs… Bourgeois c’est un état d’esprit je te dis… Par exemple les bourgeois adorent posséder une grosse voiture… Parce que tu vois avoir un gros SUV ça fait riche… Alors on arrive en retard… Pour pouvoir un petit peu la montrer… On tarde, on tarde… Et on apparaît enfin aux yeux du peuple !… Après avoir paradé dix minutes dans la rue devant tout le monde, dans la dernière voiture à la mode… Non mais sérieusement, c’est pas une forme de mépris ça !… Je te le demande… On est sur une forme de mépris absolu là… Qu’est ce qu’ils en ont à faire mes parents de leur bagnole de luxe, ils ont à peine une Clio en état de rouler… Bref, bobo ou bourgeois c’est un état d’esprit… C’est pas une question de salaire ou de classe moyenne… Mais bon on est quand même sur une forme de bien-être là… Posé comme ça sur cette petite terrasse avec la fontaine au milieu… On se croirait dans le sud de la France, presque à Aix-en-Provence… Le soleil en moins… Alors on va pas commencer à se rendre malade pour des questions de distinctions… Mais parce qu’on est sur une forme de distinction là ma vieille… Et oui, oui d’accord Bourdieu… Si tu veux mais c’est pas le propos… C’est pas mon propos… On ne va pas s’enfermer dans des paradigmes non plus… Mais non je suis pas dogmatique … Faut pas exagérer… Mais bien sûr… On est d’accord… Mais attends voir, je vais te raconter une anecdote… Le dîner, la dernière fois, chez ta mère ça ne te dit rien ?… Tu ne te souviens pas ?… Tu y étais pourtant ma pauvre… Et oui t’as oublié… Tu devais faire tapisserie comme d’habitude… Bref, un moment vous me laissez tout seul dans le salon avec le type là, le prototype du théâtreux… Oui c’est ça pendant le festival, le mec du cinéma si tu veux… On s’en fout, c’est pas la question… Quel est l’abruti qui ne fait pas du cinéma de nos jours… On est sur une forme de détail là… Enfin bref… Le type je ne sais pas quoi lui dire donc je tente une de ces vannes qui nous avaient tellement fait rire à l’époque… Évidemment je ne me souviens pas de la chute et y a un blanc… Et tout de suite on est sur une forme de malaise tu vois… Alors je veux bien parler de la pluie et du beau temps moi, on passe sa vie à parler de la pluie et du beau temps de toute façon, ça ne me dérange pas… Mais pour dire quoi… Je ne comprends pas les bourgeois… Ou les gens qui catégorisent… On n’a vraiment rien à se dire… Ce sont des étrangers pour moi… On ne peut pas tout mélanger non plus… Après on est sur une forme de confusion… Bobo réac bourgeois… Ça commence à être pénible pour tout le monde ces longs silences laborieux… Oui enfin, je constate que tout ça est resté très vivant, c’est plutôt bon signe… On est sur une forme de ritournelle en quelque sorte… Bon on va se détendre un peu et on va quand même prendre un petit croissant avec le café là ?… On a quand même encore faim !… Il paraît qu’il va pleuvoir pendant des semaines… Je sais… Je ne devrais pas m’énerver comme ça… Mais je n’arrive pas à joindre mes parents… Je lui avais dit à papa que l’eau allait monter plus que la dernière fois… Tu sais bien qu’il me dit oui pour avoir la paix mais qu’il n’en fait qu’à sa tête… Ce n’est pas normal le silence de ma mère… Ce n’est pas son genre… J’ai peur qu’ils soient vexés tous les deux par cette histoire… Je vais peut-être passer les voir et leur proposer d’habiter chez nous jusqu’au retour des beaux jours…

A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.

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