#anthologie #14 | Je n’oublierai jamais… quoi qu’il en coûte

Elodie, range ta chambre, on ne peut plus mettre un pied par terre, et tous ces livres qui trainent là, ça fait dix fois que je te le dis. Elodie n’en peut plus de cette injonction intrusive sur son territoire, une petite pièce avec un lit, une vieille armoire, son bureau en bois de l’école primaire, des étagères, un papier peint à fleurs masqué par des posters géants et des pages de magazine mal découpés, pas grand-chose mais un presque rien à elle. Elle tente, une fois de plus, de se faire comprendre mais pourquoi tu veux que je range, tu ne vis pas là, c’est ma chambre, je peux y faire ce que je veux et puis moi je m’y retrouve dans ce bazar comme tu dis et ça m’empêche pas de bien travailler au lycée, hein, maman. La mère est déjà repartie dans un coin de l’appartement, pas grand, n’as pas eu besoin de crier pour qu’Elodie entende toujours le même refrain, cette petite phrase en boucle j’veux pas savoir, range ta chambre. Elodie grimpe sur son lit, glisse le bras sur le haut de l’armoire, y attrape un carnet à spirales, son journal intime depuis ses premières années au collège et griffonne nerveusement : Me souvenir : quand je serai maman de ne jamais jamais dire à mon fils ou ma fille, je préfère d’abord une fille, « j’veux pas savoir ». Je hais ces mots, je veux qu’on me laisse tranquille avec mes affaires en vrac, je ne veux pas que ma chambre soit comme celle de maman, toute triste, moi je veux apprendre, je veux comprendre. Quand c’est le bazar comme elle dit je peux fouiller et trouver ce que je cherche  Je hais ma mère je déteste ma mère quand elle dit me dit «  j’veux pas savoir ».

Greffier, affaire suivante. Le président saisit le dossier qu’on lui tend et interpelle Monsieur Raymond DUBEL c’est bien cela, approchez vous de la barre. Alors vous avez fait opposition à une verbalisation de la part de la gendarmerie nationale alors que vous vous promeniez le 2 mai 2021 sur le sentier des deux rivières à Courquemine, sans masque et sans attestation de déplacement dérogatoire remplie et signée. Qu’avez-vous à déclarer ? Un petit homme un peu rond, aux cheveux blancs, tente de dire quelques mots malgré l’émotion qui le traverse, celle d’être dans un tribunal pour la première fois de sa vie et de devoir s’expliquer. J’avais la tête ailleurs ce jour-là, j’avais perdu ma femme depuis 3 semaines, quarante-deux ans de mariage, c’était la première fois depuis l’enterrement que j’avais réussi à m’habiller et à sortir marcher. Mon fils m’avait bien dit ce qu’il fallait faire par rapport aux mesures du gouvernement mais depuis la maladie de ma femme vous savez j’ai perdu la tête, je n’arrive pas à …. Il n’arrive pas à finir sa phrase, se retient de pleurer. Le président du Tribunal fouille dans le mince dossier pourtant vous avez dit aux gendarmes, c’est marqué sur le procès-verbal, que vous saviez qu’il fallait respecter ces mesures. Le prévenu prend lui aussi des papiers d’une sacoche restée sur le banc derrière lui. Oui mais mon fils a regardé sur internet et il m’a dit que ce n’était pas légal tout ça, qu’il y a eu depuis des procès et puis plein de gens comme moi qui n’ont finalement pas payé l’amende de 135 € et moi ils m’en ont mis deux, des amendes, dont une à 375 €. Vous savez sur le sentier où j’étais, c’est celui qui mène au sanctuaire, vous connaissez ?…Et bien ce jour-là j’étais tout seul, tout seul je ne vois pas qui j’aurai pu contaminer et qui je dérangeais. Si vous voulez je vous donne toutes les photocopies que mon fils a faites sur les cas comme moi qui ont gagné. Le président est très agacé, il referme le dossier, le retourne pour y griffonner un mot au dos, et sans regarder le vieil homme encore tremblant, grommelle un non, non j’veux pas savoir. Relaxé. Affaire suivante !

Un homme, sort brusquement de sa voiture, fait quelque pas en arrière sur la route. Mais vous êtes fou, qu’est-ce qui vous a pris d’ouvrir votre portière sans regarder avant derrière vous ? Vous avez vu les dégâts ? Il entend une petite voix qui s’évapore lentement de la voiture garée devant laquelle l’homme en colère vient de s’arrêter  je suis vraiment désolé, j’étais pressé d’aller chercher mon petit à la crèche à côté, j’étais en retard avec les embouteillages, je suis… Le furieux à la voiture défoncée côté aile avant droite et pas que rétorque sans le laisser finir sa phrase j’veux pas savoir, je n’en ai rien à faire de ce que vous me dites, non mais vous avez vu les dégâts, et ma voiture toute neuve ! Le jeune père de famille essaie de tempérer, de calmer l’énervement grandissant du propriétaire de la victime, la voiture, c’est elle qui est amochée certes mais pas le conducteur l’essentiel est que nous n’ayez rien vous, je suis encore désolé on va faire un constat mais quand on est sous pression comme je suis en ce moment, avec le bébé ma femme et moi on ne dort plus depuis deux mois, on…L’homme à l’auto rutilante qui sort du garage et qui va y retourner se refaire une beauté n’entend pas  j’veux pas savoir, j’veux pas savoir, allez sortez vos papiers, j’ai pas de temps à perdre, on va se mettre là sur le trottoir, mais je vous le dis j’veux rien savoir de votre vie, ça me regarde pas, moi aussi j’ai des soucis, je vous en parle, non ? Bon alors on s’y met, vous avez votre gamin à aller chercher.

Le médecin avait demandé à la voir sans son mari après les derniers examens qu’il venait de passer à l’hôpital. Je voulais vous voir seule car j’ai vu que votre mari n’est pas prêt à entendre ce qu’on a à lui dire sur son état de santé et l’évolution de sa maladie. Il faut que vous soyez forte et... La femme s’était assise juste sur le rebord de la chaise, en face de lui, avait gardé sur elle son manteau, son foulard autour du cou, son sac sur ses genoux. J’veux pas savoir, docteur, j’veux pas savoir. Pour que je tienne, j’veux pas savoir. J’ai des yeux pour voir et même sans comprendre les analyses avec des mots barbares qu’on a reçues, j’ai tout saisi. Mais j’veux pas savoir, j’veux rien savoir de plus. Vous allez faire votre métier, je ferai ce que j’ai à faire, je n’ai pas besoin de savoir. Merci Docteur. Ils ont tenu neuf mois, le temps d’une naissance. Elle, toujours souriante, toujours belle pour lui et lui, se montrant toujours amoureux et même effondré de fatigue, attentionné. Ils ont joué le jeu. Le jeu du je sais que tu sais que je sais. Mais on va jouer à on fait comme si on ne savait pas. Après cet hiver où, maigrissant à vue d’œil, tu as eu tellement froid qu’on avait dévalisé le magasin en chauffages d’appoint, il y a eu ce beau printemps, rayonnant, tu ne sortais plus guère, entre les soins à domicile et cet épuisement qui te rongeait, ce printemps revenant où tu avais eu la force de me faire livrer, pour mon anniversaire, mes fleurs préférées, des pivoines rose pâle et des fuchsia aussi. Tu m’avais demandé d’acheter une Platine Vinyl tu voulais tout savoir tout entendre sur l’opéra, tu n’en avais jamais eu le temps ou l’envie, avant. Un soir, je suis revenue avec l’appareil flambant neuf et une collection de 33 tours à faire pâlir les jeunes collectionneurs. Tu passais des journées entières dans le salon, allongé sur le canapé, et, faute de pouvoir te nourrir, tu avalais la musique, tu la dévorais. Quand je voulais te dire que ta mère avec qui tu étais fâché avait appelé pour prendre de tes nouvelles tu me disais j’veux pas savoir. Pareil pour les nouvelles du monde ou des voisins. Tu es parti un jour d’automne qui, en jouant à l’été indien, comme toi semblait vouloir ralentir sa course vers les feuilles mortes et les nuits noires. Il faisait chaud dans cette chambre d’hôpital, c’était bon ce cocon qu’on avait bâti dans un lieu si austère. Je veillais sur toi jour et nuit. Un matin, tu as pris ma main, tes yeux, déjà brumeux ont croisé mon regard sanglotant, et au même moment, dans une instinctive synchronicité digne d’un dialogue intime mille fois répété, on s’est dit merci. On savait que c’était fini.

A propos de Eve F.

Rédige des assignations et des conclusions, défend le veuf et l'orpheline, écrit sur le Droit et son envers, la Justice et ses travers, le bien-être et son contraire, les hommes et pas que, le bruit du monde et ses silences, aussi.

10 commentaires à propos de “#anthologie #14 | Je n’oublierai jamais… quoi qu’il en coûte”

    • Merci ! suis en grand retard dans mes lectures de tous ces textes que je vois défiler!! ce cycle est.. décoiffant!

  1. très touchant. Je crois que « je veux pas savoir » aurait fait un titre plus fort…mais c’est juste mon sentiment.

    • Merci, probablement que oui j’ai eu envie de me faire un clin d’oeil à moi même pour deux expressions que j’avais envie de traiter mais c’était un peu hors sujet et..politiquement très incorrect!
      merci !!

  2. Très intéressant c est « je ne veux pas savoir » du quotidien alors que tant de événements surviennent et bouleversent des vies . Merci Eve .

    • c’est bien cela bouleversant et F. B nous invite à nous y engouffrer ( ou pas ) par le « petit bout de la lorgnette », c’est passionnant. Merci !

  3. Merci Eve pour ces quatre explorations subtiles du « je veux pas savoir ». Sans doute y a-t-il encore des variations possibles à écrire dans votre besace. Mais la proposition c’était quatre. (Dommage!)

  4. étonnant, je suis contente d’avoir arraché quelques demi-secondes pour lire, j’ai l’impression d’avoir lu une partie manquante d’un des textes qui me fourmillent les doigts du clavier. Merci pour l’occasion d’aller plus loin, ce n’est pas si souvent, d’autres diraient même que c’est rare.

  5. ah ben en plus j’ai pas fait gaffe, j’ai lu avant que de, je pourrais po dire que j’ai po compris la consigne…