#anthologie #14 I Ma pauvre fille

Elle est rentrée après la nuit. Ma pauvre fille t’écoute jamais rien. Elle rit : Chante merle, chante et se bouche les oreilles : J’m’en fous moi j’suis pas pauvre et j’suis rien qu’un garçon manqué. 

Ma pauvre fille si tu savais… M. commence toutes ces phrases par Ma pauvre fille. Je hoche la tête, n’entends rien d’autre que ces trois mots. Mais d’où parle-t-elle ? de qui ? de quoi ? Ma pauvre fille ! Je lui souris et lui tourne le dos.

Ma pauvre fille ! Fais attention. Tu prends le pot de lait, tu vas chez le laitier, tu lui demandes de le remplir, c’est pas compliqué. Tu tiens bien le pot, tu ne le lâches pas surtout, faut pas qu’il tombe, d’accord ? D’accord. Faut pas qu’il tombe. D’accord. Faut pas qu’il tombe. Faut pas. Il tombe. 

Ma pauvre fille !  Elle tente d’aligner des mots pour expliquer la vague d’angoisses qui la saisit parfois. Ça vient quand ça veut, n’importe quand, n’importe où. Elle bâtit mentalement un rempart de petits bonheurs pour faire face. Dégommé en un rien de temps comme une ligne de soldats de plomb avec des billes. Paf paf paf. Et après ? tout tombe. Et après? elle dit : Je n’y arrive plus. 

Autrefois les fées se penchaient sur les berceaux des petites filles qu’on habillait, manipulait comme des poupées. Sois sage et obéissante. Fais risette ma chérie. Elles énonçaient leurs voeux-cadeaux-empoisonnés et avec leurs baguettes tapaient sur les doigts de celles qui  n’écoutaient pas : Ma pauvre fille fais un effort tu n’y arriveras jamais ! Ma pauvre fille, arrange-toi, t’as vu à quoi tu ressembles ! Ma pauvre fille arrête de chialer et souris, t’es plus belle quand tu souris… Mais ça c’était autrefois. 
Depuis les petites filles ont appris que les plus gentilles vont au paradis mais que les autres vont où elles veulent. 

A propos de Françoise Guillaumond

Ecrivain, directrice artistique de la compagnie La baleine-cargo sur Wikipedia, ou directement sur la baleine cargo.

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