#anthologie #14 | fallait pas

Elle tient le bouquet de mimosa d’une main et court dans toutes les pièces de la maison. FALLAIT PAS. Vite, un vase. Vite, la mémoire se réveille. Vite, elle se revoit gamine, son père qui tirait la gueule en rentrant du boulot. Vite, la mère fatiguée d’avoir toujours le mauvais rôle, punir et tant vouloir aimer. Vite, en bas du toboggan, première entorse, première fois grandir. Vite, l’odeur de la saucisse, jamais sans la ratatouille carottes pommes de terre. Vite, le dimanche après-midi, Maigret à la télé, quand dehors gris lourd de l’automne, retenir les larmes. Vite, les matins d’école, Corn Flakes lait demi-écrémé, générique météo TF1, un rayon de soleil pour colmater l’angoisse de l’algèbre. Et lentement, cueillir le mimosa, toujours, apaisait la gamine.

La gamine, coupe à la garçonne et badge de pirate sur son débardeur orange, tenait son premier billet dans la main. Elle pensait petite voiture de police, avec les sirènes, plus tard elle arrêterait les méchants. Elle pensait bonbons au citron, ça pique, mais pas comme les méduses l’été dernier. Elle pensait poster d’un bateau sur la mer, devant son lit, pour la nuit faire des rêves d’aventure, la bateau qui tanguerait, un requin passerait par au-dessus, et de son petit corps elle le rendrait à la mer sous les applaudissements d’une foule qui sortirait de nulle part. La mère, FALLAIT PAS, et si tu voyais son bulletin ! Elle lui arracha le billet, yeux ronds, hein madame ! Alors, la gamine chercha dans les yeux de sa grand-mère comment s’endurcir de toujours se faire confisquer son enfance.

Sur la table basse qui les sépare, un paquet cadeau et deux cornets à la crème dans une boîte en plastique. Intermarché, offre spéciale. FALLAIT PAS. Elle se souvient que gamine, un soir dans la véranda, elle avait entendu son père dire à sa mère qu’elle devait apprendre à choisir ses amis. Qu’ici, on ne mangeait pas Intermarché. Qu’ici, on ne s’habillait pas H&M. Qu’ici, on ne se meublait pas Leen Bakker. Elle a sorti les assiettes aux bords dorés, les petites cuillères personnalisées d’un ‘Maman je t’aime’ que sa mère ne voulait plus garder et deux coupes de champagne pour le Dom Perignon. La crème débordait de sa bouche. Elle aime ça, quand ça déborde. Quand les couleurs débordent de ses dessins. Quand sa peau déborde de son corps. Quand la nuit déborde de ses rhumatismes. Quand les mauvaises herbes débordent des mauvaises langues.

A propos de Annick Brabant

Revenir à l'écriture, nouveau chapitre, tenir, le vouloir si fort, tiendra !

24 commentaires à propos de “#anthologie #14 | fallait pas”

  1. Annick, ce texte est un de plus beaux (est-ce le mot pour ce texte-là ?) que j’ai lu de vous, le rythme et les émotions sont ensembles, rien de trop et la langue, l’écriture emplit l’espace, avec des ellipses qui creusent l’empathie avec la narratrice et nous laisse une place folle pour l’accompagner, je me souviens d’anciennes discussions sur ces sujets, de la difficulté de ces étapes d’écrire, décoller le réel, entrer dans la fiction. Belle suite !

Laisser un commentaire